Tout est affaire de contexte

Récemment, j’écoutais un podcast que j’aime bien : ReThinking, par Adam Grant. L’auteur du podcast, un psychologue organisationnel (je n’avais jamais entendu ce terme avant) réfléchit, avec ses invités, aux façons dont nous percevons le quotidien, les événements et le passé, pour leur apporter une lumière nouvelle. Dans son plus récent épisode, Grant rencontrait Margot Lee Shetterly, l’autrice de Hidden Figures. Vous ne connaissez pas ? Mais si, j’en suis certaine. Le livre (un bijou) a été adapté à l’écran. Il évoque l’histoire de ces femmes scientifiques noires qui ont contribué à plusieurs avancées de la Nasa. Taraji Henson, Janelle Monaé et la très connue Octavia Spencer y tiennent les rôles principaux.

Dans son livre, Margot Lee Shetterly dépeint le quotidien de ces femmes. Elle raconte à Grant deux choses que j’ai trouvées profondément intéressantes. La première est que, son père étant lui-même un homme noir, travaillant à la Nasa, elle a toujours eu connaissance de ce récit (multiple), cela faisait partie de l’histoire locale, dirais-je, et elle croisait fréquemment avec son père des femmes qui y avaient travaillé à cette époque-là. Jusqu’à quelque temps avant la rédaction de son livre, Shetterly ne s’était jamais interrogée sur cette histoire. C’est en la contant un jour à son mari et en réalisant sa surprise que Shetterly en a réalisé le contexte et l’impact sociétal. Le psychologue Karl Weick appelle ça le « vujá de moment », soit l’inverse du déjà-vu. C’est une histoire que l’on connait par coeur, que l’on raconte mille fois, et un puis un jour, parce que quelqu’un nous en souligne le caractère extraordinaire, incohérent, malaisant ou simplement différent, notre regard change sur ce récit.

Cela m’a fait m’interroger sur le contexte des faits que l’on nous rapporte, sur ce qui entoure les histoires que l’on lit. Ainsi, dans une émission ancienne d’un autre podcast que j’écoutais aujourd’hui, le fameux « C’est plus compliqué que ça » de Jean-Christophe Piot, qui décrypte certains mythes historiques pour en souligner les incohérences, l’auteur évoquait le cas connu d’Orson Welles adaptant La Guerre des Mondes d’HG Wells, dans une oeuvre fictionnelle diffusée à la radio. L’histoire a retenu que cette diffusion aurait terrifié les Américains. Ceux qui auraient pris l’émission en route auraient alors penser entendre de véritables nouvelles et se seraient imaginés que la Terre était cernée par des envahisseurs venus de l’espace. L’incrédulité aurait rapidement laissé la place à la panique, les auditeurs quittant leur maison pour fuir une mort certaine, prenant d’assaut les hôpitaux, les gares, etc. Welles a été accusé par les journaux de l’époque d’avoir été irresponsable, et deux ans plus tard, une étude scientifique estimait que près d’un million d’Américains avaient paniqué en entendant le récit. Piot va à l’encontre de cette histoire, qui a pourtant continué à être rapportée jusqu’à nos jours comme un fait avéré, en expliquant par exemple qu’aucun chroniqueur ou observateur de l’époque n’a rapporté de mouvements de foule ce soir-là ou les jours qui ont suivi; que Welles a effectivement été critiqué par une partie des Américains, mais majoritairement à la suite des articles de journaux rapportant les propos tenus durant l’émission, et non à l’écoute de l’émission elle-même, et que les hôpitaux, pourtant interrogés dans le cadre de l’étude, ont dit avoir connu un achalandage similaire aux autres jours. Plus intéressant encore : un sondage téléphonique réalisé à l’époque par une entité ayant pour but de relever les tendances d’écoute a montré que l’émission était plutôt un flop, les auditeurs ayant privilégié d’autres émissions, notamment un rendez-vous humoristique diffusé sur une autre station. L’impact n’a donc pu qu’être dérisoire. Alors pourquoi les journaux se sont-ils attaqués dès le lendemain à l’émission de Welles ? Aujourd’hui, les historiens pensent que la méfiance forte que ressentaient les journaux à l’égard de la radio (nous sommes en 1936) et la crainte de voir les stations détourner les clients friands d’informations de la presse écrite, conduisaient ceux-ci à dénigrer fréquemment les émissions radiophoniques pour les discréditer.

Un autre exemple ? Un récent épisode du bien connu podcast Transfert donne la parole à une jeune femme qui, alors qu’elle vit à Berlin depuis quelques mois, a soudain l’impression que quelqu’un, et peut-être plusieurs personnes, cherche à lui faire du mal. Sans vouloir trop vous spolier, elle évoque entre autres que la lecture d’un livre sur la psychologie l’a conduite à appréhender le monde d’une certaine manière, en lui donnant l’impression que les gens comme elles (hypersensibles ou super-efficients, dans son cas) étaient des victimes faciles qui manquaient de jugement et devaient se méfier des autres personnes. Au terme de l’épisode, elle explique qu’un ami l’a aidé à remettre en cause sa lecture, en lui démontrant notamment qu’avec quelques recherches, elle se serait rendue compte que l’ouvrage n’avait pas de fondement scientifique, que l’étude n’avait pas la rigueur demandée et que l’autrice ne possédait aucun diplôme en lien avec la psychologie. C’est un peu le mal de notre siècle, toutes ces théories et idées sans fondement, avancées par des gens sans bagage autre que leur seul vécu et s’appuyant sur celui-ci pour faire de leur expérience propre une vérité universelle.

Connaître le contexte, s’interroger sur les sources, se demander toujours à qui l’on donne la parole et quelle est l’histoire de cette personne, permet toujours de nuancer un propos. Sans sombrer dans la paranoïa, ou pire, le complotisme, garder en tête qu’il n’y a pas de neutralité parfaite est déjà une façon ouverte de se positionner face aux informations que l’on reçoit.

Et quelle était, finalement, la deuxième chose que l’autrice d’Hidden Figures racontait et qui m’a fait m’interroger ? Adam Grant lui demande « Mais pourquoi n’avait-on jamais entendu cette histoire avant ? », et Margot Lee Shatterley lui explique qu’une des femmes concernées a répondu à cette question en déclarant qu’elles n’avaient pas conscience que c’était « une histoire » : « Nous n’avions pas conscience que nous étions cachées », du moins dans l’impact réel qu’elles avaient au niveau des avancées scientifiques. Parce qu’elles faisaient un travail remarquable, dont elles étaient fières, mais aussi parce qu’elles vivaient avec leur temps, et étaient déjà victimes de ségrégation, la séparation physique était quelque chose d’ordinaire pour elles, malgré le travail extraordinaire qu’elles accomplissaient. Cette idée m’a fait longuement réfléchir sur les petites et grandes histoires, sur notre cheminement individuel au sein du cheminement collectif, et sur le contexte qui nous accompagne, surtout.

Et vous, vous en pensez quoi ?

Pour retrouver le transcript (en anglais) de l’émission d’Adam Grant, rendez-vous sur ted.com.

-Lexie Swing-

Laisser un commentaire