Pour défendre une certaine notion de patrie, certains, s’érigeant en pourfendeurs de l’immigration, sont portés à croire que la citoyenneté devrait reposer sur des origines, une couleur de peau, la sonorité d’un nom. Ainsi, en France, on a tendance à estimer, par défaut, que le jeune Nicolas est plus français que son ami Chen. Je ne dis pas ces noms au hasard.
Nicolas est certes d’origine française mais il ne connaît rien à la France. Son père était perpétuellement muté dans un nouveau pays, il a notamment passé 12 ans en Afrique et il est né au Kenya.
Chen est né dans un bled à côté de Strasbourg, de parents chinois immigrés en France une dizaine d’années avant sa naissance. Il a été à l’école à Strasbourg, et il a été à Lyon à l’Université. Un jour, un ami commun lui a demandé comment c’était « là d’où il venait » et il a décrit un village de carte postale où les gens parlaient un français mâtiné d’allemand. Je ne sais pas s’il a fait exprès de parler de son village alsacien mais la vérité, et je l’ai su plus tard, c’est que Chen n’était jamais allé en Chine. Il s’y est rendu plus tard, seul et en backpack, pour découvrir un pays qui était celui de ses origines certes, mais qui lui était inconnu.
J’ai toujours eu plus de points communs avec Chen qu’avec Nicolas. C’était fascinant d’entendre Nicolas raconter ses premiers pas dans la brousse (sérieusement, c’est plus fancy que les trottoirs de Paris ou d’Alger pour apprendre à marcher non ??) mais on n’avait pas la même culture. Il ne connaissait pas les Minikeums, il restait de marbre devant les répliques cultes de la Cité de la peur ou du Père Noël est une ordure, il n’avait jamais lu Astrapi. Chen, si.
C’est cependant en arrivant au Québec que j’ai pris la mesure de la citoyenneté que je portais, et de l’étrangère que j’étais. Même si j’assimile parfaitement l’accent, et que je finis par connaître Montréal comme ma poche; même si je participe à élire le prochain gouvernement et qu’on me délivre un passeport en règle, je ne deviendrais réellement québécoise que le jour où j’en assimilerais la culture. Lorsque le nom des politiques et l’humour des comédiens trouveront écho dans mon esprit et que je pourrais fredonner une toune connue.
Et il y aura d’ailleurs ceci de différent entre mes filles et leurs cousins, qui les rendront définitivement plus proches de leurs amis d’école – quelles que soient leurs origines – qu’elles auront les mêmes souvenirs musicaux, littéraires et bien sûr télévisuels. Parce que la langue elle-même est différente et que rien – à commencer par les films – ne porte le même nom des deux bords de l’Atlantique.
Et c’est bien la preuve, s’il en faut, qu’on ne voit jamais plus loin que le bout de notre nez. Que parce que nos voisins ont les yeux allongés, le teint olive et l’accent marqué, on s’imagine qu’on sait tout : comment ils vivent, pour quel Dieu ils prient et à quoi ils aspirent. On prétend surtout savoir qu’ils ne sont pas d’ici, sans jamais se demander ce que c’est, être d’ici. Est-ce que c’est d’avoir le teint pâle et le ton affecté? Ou bien est-ce d’aimer une terre si fort qu’on a été prêt à traverser le monde pour la rejoindre? Est-ce que c’est respecter des traditions, en les faisant siennes ? Adopter des coutumes, des habitudes et tout un peuple ? Choisir un pays pour y travailler, pour y élever ses enfants et pour s’y endormir chaque soir, en s’y sentant en sécurité et à la bonne place ?
Je me souviens d’une fille, interviewée lors de ma première année au Québec, qui me disait être victime de ce que j’appellerais un double délit : nom et faciès. Elle avait un nom vietnamien, elle avait le type asiatique, et avait été estampillée « français balbutiant » par tout employeur qui croisait son CV, réduisant à néant ses possibilités d’être embauchée dans ce petit coin du Québec où elle vivait. Je lui ai parlé au téléphone. Je ne lui ai parlé qu’au téléphone même. Et pour moi elle n’est restée qu’une voix. Un accent québécois marqué. Des expressions typiques. Rien ne trahissait ses origines. Mais ses parents lui avaient légué ce qu’il y a de plus lourd à porter aujourd’hui pour un enfant d’immigrés : un nom à consonance étrangère et des traits d’ailleurs.
Notre connaissance des autres est construite sur des présupposés. Une femme au foyer est forcément inéduquée, des piercings nombreux sont l’apanage de la marginalité, l’enfant qui court au restaurant est victime d’une éducation laxiste, quand celui qui dort avec ses parents est un enfant-roi.
Notre vision est faite de cases étriquées dans lesquelles nous tentons de faire rentrer le monde qui nous entoure. Nous faisons fi de ceux qui font le grand écart, des funambules, suspendus entre deux réalités, de ceux qui résistent et de ceux dont l’esprit est trop large pour rentrer dans la case assignée.
Nous imaginons notre monde comme l’un de ces immeubles à clapiers, comme ils en poussent par dizaines dans les banlieues françaises. Ces champignons qui empoisonnent la société. Ces cages à poules minuscules qui dégueulent d’immigrants.
Ça ne rentre pas. Quand est-ce que les arriérés de ce monde se rendront compte que ça ne rentre pas? Que la vie n’est pas un putain de sudoku avec un chiffre par case. Que la palette ne suffit plus à créer tous ces métissages. Qu’il va falloir changer de plan. Cesser la linéarité. Accepter les nuances, les contours flous, la cacophonie des accents chantants.
L’aquarelle n’est pas terminée et la réalité n’est pas immuable. Essorez les pinceaux, il est temps de changer le décor.
-Lexie Swing-
Photo : Slava Bowman