Demain, nous serons le 15 mai. Cela veut dire que mon poney, mon tout petit poney arrivé dans ma vie durant mon adolescence, fêtera ses 28 ans. Cela veut aussi dire que le milieu du mois aura sonné et avec lui, l’échéance que je m’étais fixée. A-t-elle été respectée ? Oui, mille fois oui. Hier, j’ai posé le point final à 93 000 signes et des brouettes. Le chiffre grossira peut-être après la première relecture mais en attendant, c’est tout un travail qui s’achève. De la première à la dernière page, je tiens un projet nourri, construit. B., ma seule relectrice actuelle, n’a eu de cesse de me demander si on était encore dans l’élément déclencheur, ou si c’était maintenant, les péripéties. Et puis le dénouement, c’était quoi, c’était quand ? Je me suis vue comparée aux meilleurs auteurs jeunesse du Québec et force est de constater que je n’ai pas leur structure mais elle est convaincue que peut-être, quand même, j’ai leur talent. Prochaine étape : la première relecture.
Sinon, la semaine dernière, B., son amie et moi nous sommes rendues à une activité organisée par le parc proche de chez nous. L’objectif : observer les chouettes et hiboux en pleine nuit. La rencontre n’était pas garantie mais parcourir le parc à la nuit tombée semblait déjà toute une épopée. Déposées par mon conjoint qui emportait la voiture et notre plus jeune fille vers une toute autre aventure (le bowling), nous avons rejoint à pied le petit groupe qui attendait les explications du guide.
La présentation est instructive (longue diront les enfants) et termine par ces mots : « Nous allons donc chacun aller récupérer notre voiture et nous nous suivrons dans le parc pour nous rendre d’un endroit à l’autre ». Les filles me jettent un regard inquiet : nous n’avons pas de voiture, et notre chauffeur est désormais loin. Dans une autre vie, j’étais la personne qui se terrait pour se faire oublier, quitte à ne pas prendre part à des activités. Dans celle-ci, je suis mère, et l’adulte. Alors je fais un pas en avant et prends la parole pour expliquer la situation. Le guide a l’air perdu et m’indique qu’il n’a pas de places arrières dans son véhicule. « Peut être que l’une des personnes présentes a de la place ? » Ma voix est solide. J’ai repéré plusieurs duos dans l’assistance, impossible qu’ils soient tous venus en voiture commerciale. Les secondes qui s’écoulent sont longues et finalement rompues par deux amies qui se dévouent. « Bien sûr, vous pouvez monter avec nous ». Je les remercie chaleureusement, j’appuie mes intonations avec l’impression de vivre dans un roman de gare. Tout sonne faux dans cette ambiance joviale de cour de récré. En marchant derrière nos sauveuses, les filles louent la gentillesse de celles qui nous ont ouvert leurs portières. J’appuie leurs dires, je veux qu’elles retiennent les actes de gentillesse, qu’elles s’inspirent de ceux qui s’ouvrent aux autres. Tandis qu’elles se concentrent sur le bon, dans mon for intérieur je compte les voitures, celles qui auraient pu et qui n’ont rien dit. Je mesure l’entre-soi. Quatre voitures. Quatre autres voitures auraient pu nous accueillir sans que nul ne lève la main.
Les filles s’extasient sur la forêt plongée dans le noir, nos conductrices échangent sur l’activité en cours et je rumine. Je soupèse cet individualisme qui s’installe, insidieux, dans nos rapports humains. Ces mains que l’on enfonce au fond de nos poches plutôt que de les tendre à notre prochain. Cette aide que l’on réserve à quelques clics sur un écran, à notre numéro de carte bancaire rentré à la hâte pour une campagne de don, à notre signature sur une pétition que l’on aura pas lue mais maintes fois partagée. Ce sont ces comment vas-tu que l’on jette sans attendre la réponse.
On soupèse nos gestes, le temps que l’on donne, l’attention que l’on accorde. Et je ne dis pas que je fais mieux, ou même que je fais différemment. Mais je me demande comment nous en sommes arrivés là, à n’apercevoir que notre nombril à l’horizon de nos souhaits. Nous rêvons d’un monde où les autres se tiennent à distance et dont nos seuls échanges seraient virtuels, réduits à une portion congrue et délimitée, du sur-mesure qui n’entraverait pas notre propre liberté, jamais.
Je suis sur Instagram un compte qui relaie les mercis. Merci à cet inconnu qui m’a tenu la porte alors que je luttais pour passer avec ma poussette. Merci à cette inconnue qui m’a tendue un mouchoir et ses bras alors que je sanglotais sur le quai d’une gare. Merci à toi qui m’a tendu des pièces pour m’offrir mon seul repas de la journée. Merci à elle qui m’a souri, sans rien attendre en retour. Je trouve ça doux et triste à la fois. On rend exceptionnel ce qui devrait être la normalité, ce qui – je crois – était la normalité, dans un monde révolu qui mettait la communauté au centre des vies.
J’aime à croire que nos enfants s’accrocheront aux gestes forts, copieront ceux qui se lèvent pour dire je suis là, je peux t’aider, je t’emmène, tu ne me dois rien. J’ai confiance en eux. Nous avons besoin que ce monde change.
-Lexie Swing-