Reste-t-on toujours le parent de ses enfants ?

Je scrolle les vidéos – vous savez, ce melting pot d’humour et de drames, d’absurde et de leçons de vie. Entre une chute de chien et un fondant au chocolat, une dame recroquevillée sur un tabouret, face à la cuisinière. Sur son front creusé, un fichu est noué à la hâte. Dans la description, un homme explique la scène. Cette dame âgée, c’est sa belle-mère. Un cancer la ronge depuis quelque temps. Face à elle, une casserole d’eau chauffe sur la cuisinière. C’est l’eau d’un thé qui bout pour sa fille adulte. Sa fille est malade. Cancer aussi, depuis quelques mois de plus. Et malgré sa propre maladie, elle conserve la position adoptée depuis que le diagnostic des médecins est tombé : elle s’occupe de sa fille. Cette position, sur son tabouret, c’est un répit volé au rôle qu’elle n’a jamais quitté, depuis qu’il y a 40 ans de ça, sa fille l’a faite devenir mère.

Est-on parents aussi longtemps que la vie nous porte ? Je me suis souvent posée la question. J’ai observé les postures changer, j’ai regardé mes grands-parents devenir des parents distanciés, j’ai vu ces parents qui, malgré un âge avancé, gourmandaient encore volontiers leur dernier-né, et des enfants grands répondre « oui, maman » la tête baissée.

Mais j’ai grandi, j’ai récolté, j’ai glané les jeux de regards et les valses des corps. Ces corps qui ont porté, en leur sein et leurs bras, des petits devenus grands. Des petits qui ont atteint un âge où les bougies jouent un jeu de miroir, quand nos sweet sixteen deviennent une pré-retraite. Est-on le même parent lorsque l’on partage tant de cheveux blancs ?

La parentalité des gens âgés est multiple. Il y a ceux qui gardent au coeur leur essence même, parents en dépit de tout, distribuant remontrances et conseils avisés sans faille depuis le siècle dernier. Il y a ceux qui se sont oubliés, redevenus vaguement enfants par la grâce de l’âge qui nous rapetisse. Ils se font peu à peu les enfants de ces enfants qu’ils ont créé, comme la boucle bouclée d’un noeud quelque peu trop serré au cou des enfants devenus grands. Il y a ceux qui se sont éloignés de leurs responsabilités, devenant parfois des amis, souvent des connaissances, des numéros dans un téléphone sous un nom qui a perdu ses couleurs. Il y a ceux qui sont partis, figés pour l’éternité à un âge que leurs enfants dépasseront bientôt, découvrant la page vierge d’un chapitre inconnu. Et puis il y a ceux dont seul le corps reste, dernier vestige d’une existence terrestre, et dont les enfants oublient parfois de se rappeler qu’il y a eu un avant joyeusement organisé au chaos de ce vide.

Nous oublions, à mesure que le temps passe, et redécouvrons, au hasard d’un calcul, que nous avons l’âge qu’ils avaient, que nous aurons l’âge qu’ils découvrent, qu’il y a eu un avant nous comme il y aura un après nous, pour nos enfants, et encore heureux. Parfois je voudrais figer les instants, suspendre nos discussions, faire fi du temps qui disperse tout, les rires comme la tristesse. Je voudrais être la fille de mes parents et la mère de mes enfants, pour toujours, dans une intemporalité exacerbée, où nous aurions 20 ans et puis 40 ans et puis 100 peut-être, sans égard pour l’ordre des générations et le temps qui jamais ne suspend son vol.

Parfois, quand je crie trop fort, je me fustige intérieurement, par crainte que mes enfants se souviennent de ça. Et puis je me rappelle, qu’on ne retient presque rien, à peine des moments, des regards, la fugacité d’un instant ou le confort d’un sentiment de sécurité. Seules des bribes viendront flotter dans leur esprit, et elles en tireront des vérités implacables qu’elles nous assèneront avec toute la certitude des jeunes adultes qui ne savent encore rien. Nous serons pour elles ceux d’aujourd’hui, d’un aujourd’hui, d’un maintenant, quel qu’il soit et sera. Mais dans mon esprit, j’aurais longtemps 27 ans, 37 ans. Je danserai dans la rue et jurerai mes grands dieux que je n’ai pas changé. Je répéterai des choses pour la toute première fois et lèverai des yeux myopes vers leur moue d’adulte. Le temps s’envole et donne aux enfants des rides au coin des yeux, mais nos enfants ils resteront.

-Lexie Swing-

Photo Noah Boyer

10 réflexions sur “Reste-t-on toujours le parent de ses enfants ?

  1. Toujours aussi beaux tes textes Lexie!
    Je crois qu’on reste ce qu’on est mais que nos évolutions personnelles nous rendent différents, différents de ce que nous aurions cru devenir.
    Il y a autant de parents qu’il y a de chemins pris…

    • C’est drôle car je trouve que lorsqu’on vieillit à un âge plus avancé (60+), on s’inscrit quand même dans une façon d’être en reflet de la façon dont l’on était comme parent. Les parents poules ont tendance à le rester, les parents qui étaient très pris par leur carrière ou autre chose que leur famille continuent à s’éloigner même une fois la retraite atteinte, etc. Il semble y avoir comme un fil conducteur. Après, certains ont des wake up calls aussi :)

  2. « et elles en tireront des vérités implacables qu’elles nous assèneront avec toute la certitude des jeunes adultes qui ne savent encore rien ».
    Heureusement cela n’a jamais été ton cas à la différence de certains…

  3. Comme toujours un très beau texte, sensible et fin. Merci pour ce partage. Je te rejoins sur le fil conducteur, on vieillit comme on est, et les gros changements de cap sont finalement assez rares, en tout cas à mon sens.
    En tout cas je réponds oui oui oui… On reste les parents de nos enfants, et nos bébés restent pour toujours nos bébés, même quand ils ont 40 ans ^^
    Aurélie.

  4. Quel texte magnifique !
    Je pense que nous nous souvenons seulement de ce que nous voulons garder en mémoire. C’est ce que j’ai envie de croire en tout cas.

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