Sans frivolité

Elle a dit ça dans un souffle. Ce n’était pas une interrogation, plus un constat. “Maman, le monde dans lequel je vais grandir, il est déjà fichu”. Peut-être était-ce une question ?

Je n’ai pas su quoi lui dire. Avec son goût marqué pour la faune et la flore et le temps qu’elle consacre à lire des livres informatifs et regarder des documents animaliers, elle savait mieux que moi l’étendue des dégâts. Je me suis dit que c’était drôle, quelque part, cette certitude. Moi à son âge les certitudes que j’avais, c’était le nom du cheval que j’allais monter et le résultat des multiplications à deux chiffres. Je savais les accords complexes et la date de la bataille de Marignan. Je ne savais pas qu’il existait un monde par-delà mon microcosme. Elle, en dépit de son innocence, comprend déjà la noirceur qui s’étend. J’aimerais pouvoir lui répondre : “C’est votre génération qui va changer les choses, sûrement”. Mais on dirait que j’ai cessé de penser à l’envergure des possibles, pour soupeser l’impact du tangible et de la calotte glaciaire qui fond comme neige au soleil.

J’aimerais lui dire que le monde va bien, que la haine n’a pas gagné et que les gens sont bons. Qu’il n’y a pas des enfants qui meurent au nom d’une Histoire qui n’est pas vraiment la leur. J’aimerais lui dire que les responsables de ce monde en crise ne dorment plus le soir face au chaos qu’ils ont créé. Qu’il y a consensus sur la suite, sur l’issue et que la paix et l’harmonie sont au programme de demain.

Je suis fatiguée, pas des problèmes du monde mais de l’immobilisme dans lequel on se maintient. De l’inaction. De voir que la seule donnée commune, la cause et la conséquence, la seule vraie donnée décisionnelle, c’est l’argent. L’argent ne résoud rien mais il définit tout. Il est le soleil d’un monde qui suffoque. Il inonde les puissants de ce monde et plonge dans l’obscurité ceux qui n’ont rien, même plus la dignité. On ne peut pas être digne dans un monde régit par l’argent. On peut juste s’agenouiller et supplier.

C’est dur de se rendre compte que l’on a tant à faire et si peu de champ d’action. Qu’il faut remettre son existence dans les mains de gens qui se les laveront avec application, sitôt le micro éteint. Lorsque j’avais l’âge de ma fille, le peu que je savais de la politique, je le tirais des Guignols. J’en ai gardé cette impression de mascarade, ce sentiment que les grands décideurs ne sont finalement que des marionnettes. Mais j’avais, quelque part, confiance en les gens qui nous gouvernaient. Ils œuvraient nécessairement pour le bien commun. En plus, des gens de gauche, alors imaginez.

J’ai mis du temps à comprendre qu’il n’y avait que des individualités, dans les prises de décision. Le peuple et le commun sont souvent nommés en vain par ceux qui retourneront s’abriter dans leurs prisons dorées une fois les mots prononcés. Ils auront toujours des échappatoires, une paix relative et des tomates en hiver. Dans cette équation de pouvoir, si la parole est d’argent c’est l’argent qui est d’or.

J’ai rassuré ma fille : la Terre nous survivra. Elle fera table rase de nos luttes intestines, de nos jeux destructifs et de nos velléités égoïstes. Elle se réinventera, délivrée de sa plus fascinante et terrible création : l’humanité.

J’aimerais vous dire que je rêve d’un monde où la nouvelle génération reprendrait les rênes de sa destinée et où la noirceur n’aurait pas déjà gagné. Mais est-ce encore possible ?

-Lexie Swing-

Photo : Rahul Pandit

Une réflexion sur “Sans frivolité

  1. La seule vraie donnée décisionnelle, malheureusement, ce sont les LOBBIES et c’est à cet iceberg que la nouvelle génération et nous devons nous attaquer…

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