L’enfant s’éveille avec le jour qui se lève. La lumière du matin, encore tendre, filtre entre les lames blanches des stores. Elle attrape d’une main la poupée rose offerte en récompenses de ses efforts à l’école. Étreint de l’autre son poupon métis au regard doux, arrivé ici bas en même temps qu’elle. Elle dévale l’échelle du lit tandis que dans la chambre parentale retentit la sonnerie du téléphone. Le réveil strident est caractéristique. Dans le couloir, elle risque un œil. Ils sont là, dans leur propre lumière matinale, les visages blafards éclairés par la lumière bleutée. Redressés sur leurs oreillers, silencieux, ils semblent communier ensemble devant l’appareil immobile.
Elle pousse la porte, avance de quelques pas, côté mère. Celle-ci sourit, lui parle, sans détourner le regard. “Tu as bien dormi ma chérie? Tu veux aller jouer en attendant que l’on se réveille?”
Elle les croyait réveillés. Sont-ils somnambules ? Le rythme de la vidéo dessine des ombres mouvantes sur son visage encore plissé de sommeil. Sa main serre celle de l’enfant, distraitement.
La petite s’éloigne vers le salon, improvise un dessin sur un morceau de sopalin abandonné, et prépare finalement la table du petit déjeuner. Couverts à desserts, verres de la veille, assiettes en plastique – les seules qui lui soient accessibles. Tandis qu’elle s’étire pour attraper le jus de pommes dans la porte du frigo, un pas se fait entendre derrière elle. “Bonjour ma chérie, tu es déjà levée?” Sa mère la regarde, étonnée. “Je suis venue te voir”, lui rappelle-t-elle. La mère fait non de la tête, sans comprendre. Hausse finalement les épaules. “Je vois…”. Et puis : “Merci pour la table”.
La fillette la presse de faire des petites crêpes, rituel établi du samedi matin. La mère hoche la tête, empoigne son téléphone. “Cherchons la recette”.
L’appareil en équilibre sur la corbeille à fruits, elle énumère pour l’enfant les étapes à suivre. “Ajoute la farine, trois cuillères à soupe de sucre, casse l’œuf et mélange vigoureusement …”
La petite tourne consciencieusement tandis que sa mère pèse les ingrédients, les yeux plissés par la concentration. Dans leur dos, le salon s’éclaire. “Vous verrez mieux ainsi”, crie le père depuis la porte de la chambre. Dans sa main, son téléphone brille, l’application régissant les lumières de la maison toujours allumée. “Un peu trop de lumière”, sourit finalement la mère. Son conjoint fait glisser son index sur l’écran, et les lumières se tamisent. “C’est mieux comme ceci, non?”
Les fourchettes cliquettent dans le silence de leur concentration affamée. Au dehors, le soleil emplit désormais la cour, faisant luire la neige verglacée. “Il doit faire froid”, dit la petite en rompant la monotonie du déjeuner. “Sûrement”, dit sa maman. “Ils avaient annoncé un redoux pourtant”, coupe le père. Et puis il interpelle : “Siri, quelle température fait-il aujourd’hui ?”
Siri annonce la température de sa voix irréelle, lointaine et douce à la fois. Il fait -10 degrés. La petite frissonne. L’entrée dans le grand bassin, à l’heure où certains s’attablent déjà pour le repas de midi, sera difficile. “Ça fait 30 degrés de différence entre l’air du dehors et l’eau!”, s’exclame-t-elle, donnant de la voix au fil de ses pensées. “Imagine la différence, si tu comptes en Fahrenheit!”. L’enfant sourit, dévisage son père. “Ah oui, ça ferait combien en Fahrenheit?”. Le père s’est déjà retourné. Le pouce sur l’appareil, il déverrouille le clavier. “Voyons voir, fait-il, concentré. En Fahrenheit … tu as dit que l’eau était à combien à la piscine ?”.
Pas de réponse. Il relève la tête, et ses yeux ne rencontrent que la blancheur vide de la chaise abandonnée. Au loin, le bruit mat des legos qui s’entrechoquent trahit la fuite. « Tu sais toi, à combien est l’eau de la piscine ? », demande-t-il à sa conjointe.
Sourcils relevés, lèvres interrogatrices, celle-ci s’esclaffe. Un instant, il croit qu’elle va lui répondre. Et puis s’avançant, par dessus son épaule, il comprend qu’il n’est pas le destinataire. Encore moins l’interlocuteur. Les pouces fins s’agitent furieusement sur l’écran tactile, à mesure que se colore la conversation groupée. Quatre filles aux doigts agiles. Il ne fait guère le poids.
Assis sur le sofa, il parcourt les dernières vidéos capturées. Le rire de sa fille retentit. Il tend l’oreille, mais c’est le micro du téléphone qui lui renvoie le bonheur enfui. Mouvement d’index. Une nouvelle image apparaît. L’enfant fière devant son avion Lego juste construit. Au loin, le bruit d’une main qui fouille entre les pièces colorées. Était-il là lors de sa précédente construction? Il ne se souvient guère d’avoir pris cette photo. Sa conjointe la lui a-t-elle envoyée ? Il parcourt les derniers messages, à la recherche des morceaux manquants.
Un chignement rompt le silence. L’enfant s’escrime, sans succès, à séparer deux blocs mal emboîtés. Le bruit de ses pas dans le couloir précède son arrivée. Le père se tourne. « Quand as-tu fait ça ? », demande-t-il en désignant la photo. L’enfant le regarde sans comprendre. Devant l’air interrogateur de son père, elle se décide finalement à répondre. « Ce n’est pas moi voyons Papa ».
Et du doigt l’enfant désigne le visage en arrière-plan. Un visage qu’il ne reconnaît même pas. « Je crois que c’est la fille de ton collègue », ajoute la petite, devant l’air perdu de son père.
On ne sait pas ce qui s’est passé ce jour là. Les mauvais esprits parlent d’épiphanie. Les sages, eux, parleront simplement d’une prise de conscience. Mais la légende dit que derrière cette porte-ci, les téléphones sont maintenant rangés dans une boîte à l’entrée. On dit qu’un réveil orange annonce désormais le début de la journée. On prétend que les recettes sont griffonnées dans un carnet dédié. On chuchote même qu’un téléphone fixe a trouvé sa place sur la commode du salon. Ce qu’on sait, surtout, c’est que désormais les rires résonnent, que désormais les conversations fusent. Que les regards se rencontrent et que les mains se serrent. On dit que l’enfant a découvert les visages de ses parents sans avant-plan téléphonique et sans artifices. On dit, finalement, que la vie est plus douce.
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Ce texte est une satire. Mais pas seulement. Ce texte, c’est nous, c’est chez nous. C’est chez nous un mardi soir, c’est chez nous un samedi matin, c’est chez nous, très souvent, après le repas, quel qu’il soit.
Alors, pour la première fois, nous avons accepté de jouer le jeu, ensemble. Nous avons dû trouver autre chose que le cellulaire pour faire office de minuteur, nous avons sorti le réflex quand les filles ont demandé à être prises en photos. Nous avons aussi ressorti les livres de cuisine et la boîte de fiches recettes, restée si longtemps inutilisés. Nous avons, enfin, accepté de ne pas répondre aux messages, ou pas tout de suite en tout cas. Combien de fois recevons-nous un message qui nécessite une réponse urgente ?
Ce fut un bon moyen de découvrir à quel point nous nous servons de nos téléphones : comme réveil, comme appareil photo, comme minuteur, comme calculatrice, comme interrupteur pour les lumières du salon, comme télécommande pour la télévision, comme lampe de poche, comme carnet de note. L’enceinte y est reliée, et nous le dégainons chaque fois que nous nous posons une question.
Vous savez à quoi il nous sert désormais rarement ? A téléphoner. Réellement téléphoner j’entends, l’appareil à l’oreille. J’appelle parfois sur FaceTime, je communique entièrement par message, mais des appels ? Presque jamais!
Ça fait longtemps que je trouve que nous sommes trop penchés sur nos telephones, que je relève la tête du mien, dans le train, et aperçois ce troupeau – dont nous faisons partie – les yeux rivés vers le bas. Ça fait des mois que je m’interroge sur la pertinence de dégainer nos téléphones à chaque réussite de nos enfants, à chaque prouesse, à chaque spectacle. Je me pose de plus en plus la question : d’où vient ce sentiment de temps gâché, lorsque je me retrouve à attendre sans rien pour m’occuper les yeux et l’esprit? Qu’ai-je fait de ma liberté d’action, quelle est cette dépendance incroyable développée au contact d’une chose si petite, si inhumaine?
Je me suis souvent demandée comment on grandissait, aussi, avec des parents dont le visage est partiellement caché par un écran et dont l’attention semble toujours prise ailleurs. Il ne m’a pas semblé qu’on grandissait droit. Le signe qu’il était temps peut-être… C’est mon projet, pour les années à venir, mettre frein à cette addiction folle. Au risque sinon de ne finir par apprécier les moments passés que sur écran glacé.
-Lexie Swing-
Très bon texte, dérangeant et effarant parce qu’il nous désigne tous. Je pense régulièrement à lever le pied aussi, mais je dois me forcer à éloigner physiquement mon appareil. Nous sommes tous des drogués du 21ème siècle…quel exemple désolant pour nos enfants…tu as raison il faut aussi à tout prix sortir de ces réflexes d’immédiateté.
Tu nous aurais vu, voulant chronométrer un truc et rendus stupides par l’habitude. Ça nous a pris deux bonnes minutes avant que l’un de nous disent : j’ai une idée, va chercher ta montre, elle a une trotteuse …. 😱
J’adore ce texte Lexie et c’est une réalité qui m’oppresse je dois le dire.
Je constate au jour le jour que nos téléphones prennent trop de place – pour des choses souvent sans importance ou avec une importance relative, qui peut attendre.
Le weekend, je le laisse posé quelque part, je le regarde moins, je sors l’appareil photo et je griffonne à l’avance les recettes. Je note les idées qui passent et je me dis que j’y reviendrai après.
Le soir je tente de ne le sortir qu’une fois mon fils au lit et pour le matin, je cherche un réveil classique, un réveil sans écran…
Moi aussi je trouve que c’est devenu oppressant. Et ce qui m’a peut être le plus marqué, quand on a commencé à vouloir « lever le pied », c’est à quel point on fait tout avec, et donc à quel point on en est dépendant.
Excellent article, si vrai. Les smartphones sont à la fois super pratiques et tellement esclavagisants. Je suis certaine que le fonctionnement du cerveau est modifié par ces instruments, d’où la difficulté à s’en passer.
Moi aussi ! Je me pose bcp de questions sur les modifications que ça a pu entraîner au niveau du cerveau
Terriblement réaliste…c’en est glaçant! On fait des petites pauses de portable (les 3-4jours de vacances de début janvier, un dimanche par ci par là), mais on replonge assez vite. Et pourtant on sent comme tout change, comme ça s’allège (combien de fois est ce que je peste parce que je ne le retrouve plus…ou que « mais je finis mon message je suis à toi dans 5 minutes »…) On se rend déjà compte des trucs qu’on ne faisaient plus (lire une carte routière, chercher dans un dictionnaire, …) et qui pourtant amènent tellement d’imprévus et de jolies choses (un endroit découvert par hasard, un mot inconnu 3 lignes au dessus de celui qu’on cherchait, …)
Merci, tu résumes exactement mon sentiment ! On ne sait plus aller nulle part sans mettre le gps c’est très vrai !
Oh quel texte ! Une vraie claque ! Je dois dire que je m’y retrouve un peu, mais, et c’est entièrement grâce à mon mari à tendance décroissante, pas tant que ça. Parce que lui qui n’a pas de smartphone m’a ouvert (et continue encore régulièrement de m’ouvrir) les yeux sur ces situations malsaines où on se retrouve vite piégés par un objet censé nous faciliter la vie.
Donc à la maison, je range mon téléphone et vis pleinement.
Prochaine étape : se sevrer, à deux cette fois, des écrans le soir….
Ça doit être un vrai défi à l’heure actuelle de ne pas avoir de téléphone !