On ne se voit pas vieillir

Ma nièce m’appelle, elle veut me montrer quelque chose sur son téléphone. Je suis dans le couloir et je m’approche. « Viens, allez… » insiste ma fille à ses côtés. Il est 20h, je suis entre le bain et le repas, pas tout à fait là. Je jette un oeil distrait sur l’écran. Tiens, c’est marrant, je me dis, j’ai vraiment l’air fatigué. Je m’approche encore. Je ne savais pas que j’avais tant de rides. Un pas de plus. Le choc. J’ai 85 ans, peut-être plus. Mon visage est un parchemin et le trésor est bien caché. Je mets un millième de seconde de trop à réaliser et ma nièce est hilare. Derrière ce voyage dans le futur, la nouvelle application de son téléphone et son option de vieillissement instantané.

La vérité, c’est qu’on ne se voit pas vieillir. Je me suis souvent demandé si un jour on se réveillait adulte. La vérité est qu’on dépasse peu le stade adolescent ou jeune adulte. Notre sagesse s’installe avec l’expérience, tout comme notre capacité à prendre des responsabilités. Mais on ne se voit guère vieillir, on a longtemps la prétention de penser que l’on fait encore partie des jeunes de la gang.

L’autre jour, je passe à la caisse avec en main une salade (pour Chester), du gruau (pour Tempête) et une caisse de bières (pour beau-papa) (si si). La caissière scanne la bière, me dévisage, inspire et s’apprête à formuler sa question. La main sur mon portefeuille, je suis prête à dégainer. J’ai mon permis, ma carte d’assurance maladie, ma carte d’hôpital, et toutes trois l’attestent : je suis majeure. Elle exhale. « Visa ou Mastercard? » Je soupire, vaguement insultée. Bien sûr que j’ai passé l’âge. À mes yeux pourtant, je suis encore la fille un peu plus jeune que les autres, qui attendait que ses copains fassent la queue avec les bouteilles faute de pouvoir prétendre à la majorité désinhibée. Mais pour le regard extérieur, il n’y a plus de doute désormais.

On ne se voit pas vieillir. On vit comme un choc le premier « Pardon, Madame » pourtant prononcé par une jeune voix bien intentionnée. On a 25 ans, 30 peut-être si l’on a réussi à prétendre assez longtemps. On a toute la vie devant nous mais ces quelques mots nous propulsent déjà dans un sérieux que l’on éviterait volontiers.

Les années passent, on pense à des moments vécus il y a 30 ans et dont on se rappelle. On débat des nouvelles modalités du bac, on dit « ça a tellement changé en peu de temps » et puis on réalise que c’était il y a 20 ans. Nos enfants disent « à votre époque » comme ils diraient « jadis » et les coins tordus des photos jaunis sont autant de preuve que le temps a filé. Comme une persécution suprême, l’un d’eux ouvre un album de notre enfance et au hasard d’une page demande si l’on vivait en demi-teinte.

Je monte à cheval – première fois depuis douze ans. J’enjambe souplement. Ma fille me demande gentiment si je vais me souvenir. C’est comme le vélo, je clame, même si elle ne voit pas le rapport. Ma position est belle, ma confiance intact. On prend le galop et je me mets en suspension. Et puis ma cheville se dérobe. Juste là, sous moi. Une patte folle qui m’oblige à m’asseoir. J’ai monté 15 ans sans le moindre questionnement, sans la moindre faiblesse d’un corps dont je ne faisais pourtant pas grand cas. En silence, je le vis comme une trahison. Je passerais la balade entière sans étriers, faute de pouvoir y laisser mes pieds. Vous avez une sacrée assiette, sourit la monitrice au bout du quatrième temps de galop au milieu des bois.

On ne vieillit pas pour tout, heureusement.

-Lexie Swing-

Photo : Brodie

4 réflexions sur “On ne se voit pas vieillir

  1. Quelqu’un a dit:
    « En chaque personne âgée il y a un adolescent qui se demande ce qui a bien pu se passer ».
    Toi tu es encore bien loin d’avoir un âge certain mais c’est amusant de savoir que tu te poses déjà la question ;)

  2. Quand Émilie s’est installée au Mans pour ses études, je lui ai dit « il y a une super médiathèque toute neuve ». Peu de temps après elle me disait « mais elle a 20 ans cette médiathèque » ! 😂

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