Et puis coincher

Nous avons tous des souvenirs différents des moments partagés avec nos grands-parents : des parties de pêche, des randonnées en forêt, des bugnes dorées, des jeux de petits chevaux. Mes souvenirs d’enfance à moi, ce sont beaucoup de choses mais surtout des parties de belote.

Là d’où je viens, on joue à une version plus avancée de la belote, qu’on appelle la coinche. Comme j’avais un grand frère et qu’il manquait un joueur à la table, j’ai été initiée jeune, vers 5 ou 6 ans, et ma partenaire de jeu devant l’éternel fut toujours ma grand-mère.

J’ai toujours aimé ce jeu qui me permettait de m’asseoir à la table des grands. Plus que tout, j’aimais décrocher ce que j’estimais être de grandes victoires. « Les femmes gagnent », clamait alors ma grand-mère et c’était doux dans mon esprit de fillette, cette supériorité féminine et cette sororité.

Avant chaque partie, je sortais du petit meuble du salon le grand tapis et la longue boite. En l’ouvrant précautionneusement, je découvrais les jetons servant à marquer les points, les cartes presque cornées à force d’avoir été jouées et le cube de bois qui affichait l’atout en cours.

Cet été, mes enfants se sont mises à jouer à leur tour. A la belote d’abord, à la belote de comptoir ensuite, qu’elles pouvaient jouer à deux, et puis finalement à la coinche. Elles font des paris osés, annoncent un 95 avec un valet et la belote, font fi de toute prudence et conservent jalousement leurs as. Elles s’extasient devant les dix de der, assurent qu’elles ont une tierce quand ils leur manquent quelques cartes cruciales et enragent de se faire couper leurs têtes préférées.

J’assiste à ces échanges, empreinte d’une nostalgie que je pensais ne jamais vraiment connaître. Il n’y a rien qui nous transporte dans nos souvenirs comme un enfant qui revêt un instant le costume de notre passé. L’espace d’un moment, je suis de retour à la table. Le dos légèrement courbé, les sourcils froncés, la langue tirée. « Allez la Marie », m’invective mon grand-père, abusant de ce nom fourre-tout qu’il utilise pour désigner ses petites-filles. J’abats ma carte. Il renifle de dépit. “On est maîtres”. Je prends le monde à témoin et ma grand-mère pour complice. Dans la vie, je suis une ombre. Mais à la table, je mène le jeu.

-Lexie Swing-

Crédit photo : Lexie Swing

2 réflexions sur “Et puis coincher

  1. Bonjour Lexie, j’aime cette façon d’évoquer tes souvenirs et de voir comment passé et présent se mélangent aussi.
    Pour moi, c’était plutôt le Tarot mais pas avec mes grands-parents – ils n’étaient pas très jeux, j’ai donc davantage de souvenirs dans le jardin, la nature. Des souvenirs de terre et ça m’émeut toujours aussi quand je vois mon fils et son grand-père travailler ensemble au jardin!

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