Dans leurs traces

Je marche dans la neige molle, mon chien au bout de sa laisse. Mon cellulaire est resté sur la commode de l’entrée et il n’y a rien d’autre sur mes oreilles que la tuque que j’ai ramenée de Colombie-Britannique, au printemps dernier.

Je pose mes pieds avec soin et mon corps qui déambule aux côtés de mon chien me rappelle celui de mon grand-père, il y a des années de cela. J’étais alors juste une enfant et à intervalles réguliers, il passait la porte de son appartement, au 10e étage d’un HLM odorant. Il sifflait ses chiens et me souriait. Et parfois, si je n’étais pas plongée dans un éternel bouquin, je l’accompagnais. Nous nous serrions dans le tout petit ascenseur et les étages défilaient. À chaque numéro, ses relents choisis, morceaux d’une vie où l’on mijotait les restes comme autant de promesses d’un souper convivial.

Au rez-de-chaussée, l’ascenseur nous crachait sur le carrelage gris, à moins qu’il n’ait été blanc dans une vie passée. Nous passions les portes et remontions le stationnement. Les chiens s’égayaient entre les voitures, libres autant que peuvent l’être des chiens qui n’ont d’yeux que pour leur maître. Je craignais toujours que l’on rencontre un autre animal, ce qui aurait inévitablement provoqué la rage d’Elliott, le noir, tandis que La Snoop, le brun, se serait terré derrière le premier talus venu.

25 ans plus tard, je pense à mon grand-père. J’ai ses mains dans mes poches et ses pas dans les miens. Je me demande à quoi il pensait, en promenant ses chiens. À cette époque, lorsque les cellulaires n’étaient qu’une prophétie dans des films de science-fiction, à quoi pensait-il en sifflant sur le chemin ? S’attendait-il à croiser des gens en particulier ? Était-il présent, conscient des trottoirs et de la peinture écaillée des passages piétonniers sur sa route habituelle ? Ou ses pensées le ramenaient-il à sa propre enfance, à son propre passé ? Était-il ailleurs en étant là-bas alors que je suis là-bas en arpentant l’ici ? Sommes-nous condamnés à déambuler dans un autre espace temps ? Est-on vraiment au même endroit, au même moment ?

Je me demande souvent comment s’orchestrait leur vie, ce que j’aurais fait différemment si j’étais née à une autre époque, un monde révolu où nos pensées n’étaient pas dictées par ce que nous tenons entre nos mains. J’essaie de me laisser porter par un chemin circonscrit aux limites du tangible : ma maison, l’école, le boulot, l’épicerie, la boulangerie. Un cercle fermé, une boucle ronde, un village où l’on s’entraide. Le monde extérieur n’est qu’un entrefilet dans le journal local, un défilé de paysages sur l’autoroute du sud dont on ne sort qu’une fois la plage en vue. L’horizon est à portée de vue et à portée de main, le futur écrit par avance dans le livre des existences individuelles.

Je pose mes pas dans ses traces. Il est présent à mes côtés à la manière de ceux qui sont partis depuis longtemps, dans cette continuité insolente qui guident les heureux qui portent en eux un lien indéfectible. Je suis son sang mais il aurait pu en être autrement. Le sang ne fait rien mais l’enfance oui. Ses souvenirs, ses mécanismes, ses habitudes, ses pas de deux dans le hall mal éclairé d’un appartement. Je suis un héritage, un prolongement. Et des pas sinueux sur un chemin de neige.

-Lexie Swing-

Photo Ivan Zhou

7 réflexions sur “Dans leurs traces

  1. Je marche beaucoup et j’ai deux types de marche : point A au point B, en écoutant des podcasts ou au téléphone. Et la marche où je réfléchis, où je regarde, où je prends des photos, où j’écris dans ma tête… et impossible d’y inviter la technologie.

    Comme quoi, des fois, faut laisser son cellulaire à la maison ;-)

  2. Bonjour Lexie, je me pose souvent cette question de qui j’aurai été à une autre époque, dans un autre temps.
    Je crois que certains moments de nos vies quotidiennes nous renvoient à des souvenirs et alors nous sommes là en étant ailleurs, dans cet espace que nul autre ne connait aussi bien que nous.
    Belle journée et encore merci pour ton texte.

    • J’aime beaucoup me poser cette question aussi ! Il y a tellement d’évolutions en tout genre dont on a bénéficié ces dernières années que c’est difficile de se souvenir de l’avant, je trouve. Et tenter d’imaginer une vie d’adulte sans l’immédiateté d’un cellulaire ou d’internet est ce qui me perturbe le plus, alors même qu’on a pas grandi avec jusqu’à un certain stade.

  3. Très beau texte… On est le fruit de son sang mais aussi de ses souvenirs et des moments partagés, qui restent dans nos coeurs même lorsque les gens disparaissent. C’est aussi un bel hommage à ton grand-père, que de marcher ainsi dans ses pas :-) Autre temps, autre lieu, mais malgré tout ensemble…

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