Droite comme un i

A la sortie des toilettes, jouxtant la porte automatique, le miroir en pied défie chacun et chacune du regard. Notre regard. Tantôt acerbe, tantôt méprisant, tantôt content, à défaut d’être fier. Car qui est vraiment fier de son enveloppe corporelle, sa jeunesse passée ?

Deux pas et je m’avance, les sourcils vaguement froncés, traquant une rougeur égarée ou un morceau de peau perdu. Tête droite, pendentif au baiser des clavicules, je lisse ma robe qui ondoie sur mes hanches. Sa forme évasée laisse deviner des enfants que j’ai portés autrefois et dont j’ai gardé la trace, comme un vieux ballon fatigué.

J’aime les corps habillés, la justesse d’un pli, l’éclat d’une teinte, la douceur d’une étoffe. L’âge adulte m’a délivré des jugements corporels, révélant à mon âme la richesse née de la diversité des corpulences. Je m’extasie devant une superbe robe à fleurs, aux fleurs rougeoyant comme un soleil couchant. Quand je demande le nom du magasin, ma collègue s’esclaffe: « Il n’y aurait rien pour toi là-dedans, avec ton petit tour de taille! ».

Je me suis souvent demandée où était née cette hiérarchie des corps. Dans quel esprit malsain s’était forgée la conviction que quelques centimètres en moins étaient autant d’échelons de gravis, dans la hiérarchie sociale du monde occidental. Que la confiance que l’on accorde allait de pair avec le creux d’une joue ou la longueur d’une jambe. Que l’on était condamné, dès le départ, à vivre son corps comme une prison. Coupable dès l’enfance d’être trop gros, ou trop maigre, trop grand, ou trop petit. Une loterie sans gagnants, avec seulement quelques survivants.

Le corps à la fois juste une enveloppe, et tout un monde. Son extérieur raconte une histoire : le soleil des vacances, les stigmates d’un accident, les marques de la vie portée… Il raconte mille vies, mille époques. L’enfance ensoleillée, l’adolescence ténébreuse, la vie adulte nerveuse. Les repas de famille, les beuveries entre amis, les régimes, la boulimie, les casse-croûtes des insomnies…

Son intérieur est un trésor. Ceux qui pratiquent le yoga, l’escalade ou encore la danse le savent bien : le corps est un merveilleux compagnon. Il nous porte, nous soulève, nous transporte d’un lieu à l’autre. A pas rapides, en course lente, en sautillant, à reculons. Il est le premier à nous rappeler à l’ordre lorsque nous laissons la vie nous défaire et le stress nous dévorer. Nous lui demandons tant ! De grandir, de maigrir, de grossir, d’accepter nos excès, d’accompagner nos courses. Nous le tançons quand il se fatigue, nous l’exécrons, face au miroir. Je n’ai jamais rien haï de plus que mon reflet dans le miroir, à 15 ans, alors que la pilule avait insufflé en mon corps le poids des hormones de régulation.

J’ai 32 ans, j’ai le corps lourd mais le cœur léger. Quand j’agite la main, ma peau du bras remue. Quand je saute dans les airs, mon ventre et ma poitrine réinventent leur propre gravité. La fatigue et les inquiétudes ont fait disparaître mes joues enfantines. Mes jambes montrent les premiers signes d’une circulation sanguine capricieuse, mes cuisses et mes genoux portent les traces de mes errances nocturnes, quand je marche en aveugle vers les pleurs des enfants.

Mais quand je danse, c’est tout mon corps qui m’accompagne. Ma tête compte les temps et mon corps s’y plie, sans caprices. Nous bondissons ensemble, au troisième mouvement. Mes chevilles crient un peu, mes genoux font la moue, mais c’est mon corps entier qui s’envole, héroïque.

Nous nous disons souvent « Profitons-en, nous n’aurons qu’une seule vie ». Oui profitons-en, nous n’aurons qu’un seul corps …

-Lexie Swing-

Photo : Matthew Henry

10 réflexions sur “Droite comme un i

  1. Pareil ici, même si j’ai des moments où je me sens très moche (en général ça va avec les moments où je me sens très bête aussi, tant qu’à faire), je suis à peu près en paix avec moi-même. La grossesse et la naissance m’ont fait voir mon corps différemment, j’ai trouvé ça plutôt cool d’avoir ce « pouvoir » et cette force que je ne soupçconnais pas. Du tout, maintenant, je vois plus mon corps comme un outil, une machine que j’aime entretenir. Et je refuse tout simplement de perdre du temps à me focaliser sur ces trucs qui me rendent bêtement humaines, comme les quelques cheveux blancs, deux ou trois vergétures, des cuisses qui pourraient être plus fines, etc.

    • Je n’aime pas spécialement les corps nus, et ça n’a rien à voir avec la pudeur (je ne suis vraiment pas pudique), mais il y a toutes sortes de détails disgracieux qui accrochent le regard lol. Je me souviens d’un ancien boyfriend qui frimait en disant « si je me déshabillais tu ne pourrais pas résister », et avec tout le flegme de mes 18 ans j’avais répondu « va savoir, ce n’est pas comme si c’était beau, un homme nu, avec cette affaire pendante » ;p

    • J’ai conscience, en filigrane, que nous refusons notre corps parce que la société et la culture nous font miroiter une autre réalité. Le fait est que le corps qui vieillit est un corps qui s’affaisse, se tâche, mais aussi dont la peau devient encore plus souple, plus douce… nous en sommes attristés parce que nous espérions autre chose alors qu’il ne fait que vivre son temps, comme n’importe quel être vivant … :)

Répondre à lexieswing Annuler la réponse.