Il m’a fallu trois ans pour devenir leur mère

Depuis trois ans, je suis maman deux fois. L’anniversaire de ma toute petite coïncide avec quelque chose bien de plus gros que tout ce qui m’avait été donné de traverser. Et nous en avions, pourtant, traversé des choses.

J’avais toujours tenu la barre, imperturbable. Je me suis rarement départie de mon sourire ou de mon flegme. J’avais souvent eu peur de l’inconnu, mais une fois plongée dedans j’y nageais sans férir. Plus la vague était haute, plus l’air semblait me pénétrer et me porter, en un volte-face insolent face aux aléas de la vie.

Pas cette fois. La vague était grosse et je m’y suis noyée.

Ça a commencé dès les premières semaines avant l’accouchement, alors que je trainais des pieds pour prendre mon congé de maternité. Là où la plupart des femmes se précipitent, heureuses de profiter d’un repos bien mérité, je geignais à l’oreille de mon compagnon : «Mais qu’est-ce que je vais faire, toutes ces semaines, j’ai rien à faire…» Rester chez moi me paraissait une montagne et je ne parvenais pas à la gravir.

Les semaines ont passé, dans une torpeur dont j’ai tout oublié, et puis Elle est arrivée. Elle a poppé hors de moi comme un bouchon trop longtemps retenu et s’est étourdie dans mes bras. Je n’ai guère gardé traces du reste, si ce n’est des biberons que je demandais un à un, si ce n’est du bain mobile où l’on nous a laissé faire puisque nous étions désormais des parents d’expérience. Si ce n’est de ma voisine, muette derrière son rideau, mais dont les cris ont transpercé l’étoffe lorsque son petit dernier, son cinquième, s’est étouffé à quelques minutes du congé qui lui avait été donné.

Les semaines suivantes sont encore plus floues. Comment la portais-je, pour emmener sa sœur à la garderie? Que faisions-nous, toutes ces heures durant? Et que faisais-je moi, lorsqu’elle dormait?

Lorsqu’elle a eu six mois, j’ai repris le travail. Les digues alors, rongées par le sel de la culpabilité, ont cédé, libérant ce que mon cœur renfermait de pleurs, de peurs et d’incertitudes. Chaque pas portait en lui le poids de mes doutes. Assise dans la voiture, passagère dans un quotidien qui nous emmenait sur le boulevard Taschereau, je sanglotais. Ma vie telle qu’elle était, était devenue un champ de mines, dégommant les derniers remparts. Celui qui retenait le reste, mon intérêt pour le travail, s’est finalement effondré. Il était le plus haut, il était le plus épais, et il est tombé un soir d’été sans que rien ni personne ne puisse le retenir. Et je n’ai eu alors d’autre urgence que d’en reconstruire un nouveau, jetant mon cœur au quatre vents. Un cœur qui ne voulait plus, un cœur qui ne résistait plus, un cœur qui avait oublié qu’il avait si ardemment souhaité ces enfants.

J’ai tout reconstruit. La tourelle est oscillante, vacillant à l’assaut des tempêtes. Mais je la consolide, avec le temps. J’ai aimé aussi fort que j’ai perdu pied. J’ai eu la sagesse de reconnaître, l’an dernier, que si je m’épanouissais dans le fait d’être leur mère, à chacune d’elle, je peinais encore à trouver ma place dans cette identité de mère de deux enfants. Et puis ce temps-ci est arrivé.

Aujourd’hui, depuis lundi et encore demain, je suis seule avec mes filles. Je suis une mère de deux enfants et ça m’a pris trois ans pour en arriver là. Ça nous a demandé du temps, ça nous a demandé de grandir, surtout. J’ai grandi, en tant que mère et en tant que personne. Et elles ont grandi aussi. Elles se sont apprivoisées, elles se sont acceptées, et elles ont trouvé, de plus en plus, de l’autonomie, déchargeant petit à petit mon sac à dos trop rempli.

On répète souvent que le temps change tout, qu’il faut se le laisser, ce temps. J’ai tout oublié du chemin, le goût des larmes, le poids des jours. Je n’ai pas conservé de culpabilité autre que celle d’être parfois partie trop vite le matin, parce que je sais que si le bateau prenait l’eau, ce n’était pas de ma faute. Je garde pour moi, au contraire, l’impression d’avoir travaillé fort pour colmater les trous.

Aujourd’hui je suis là, debout au milieu d’elles, mes mains dans les leurs, à l’assaut du monde. Je suis un phare, je suis une tourelle, j’oscille mais je tiens debout. Je suis comme vous, j’étais comme vous êtes peut-être, je suis comme vous serez demain. Gardez espoir, l’horizon nous appartient.

-Lexie Swing-

19 réflexions sur “Il m’a fallu trois ans pour devenir leur mère

  1. Cet article me fait pleurer parce que j’ai connu cela à la naissance de ma 2ème qui a 2 ans maintenant. Cette immense détresse m’a aujourd’hui quittée mais je garde le chagrin d’être passée à côté de la première année de ma fille. J’étais trop mal, je survivais et je n’ai pas été capable de vivre ces moments, de les fixer dans ma mémoire. Quand je tombe sur une des rares photos prises cette année là, j’ai presque l’impression de voir un bébé qui m’est inconnu, je ne me rappelle plus ses premières fois, je ne me rappelle plus mon quotidien avec elle. Pour mon aîné j’ai profité de chaque instant, de chaque petit progrès, j’aurais pu passer mes journées à regarder pousser ses cheveux! J’ai guéri de la dépression mais la blessure de ces moments perdus, je ne suis pas prête de m’en remettre…

    • Sache que j’aurais pu écrire mot pour mot ceci. Je n’en ressens pas de regret aussi fort que les tiens mais quand je me promène avec elle maintenant je regrette tout ce temps où je n’en ai pas profité. J’ai des souvenirs beaucoup plus vifs avec ma première que ma deuxième …

  2. Quel bel article! Jai beau ne pas encore etre mere , jarrive ressentir tout ce que tu decris ! Dsl pour les fautes,je suis sur un clavier capricieux la!

  3. C’est un texte magnifique que tu partages là avec nous. Merci à toi. Il n’est pas facile de s’exposer ainsi… Je suis heureuse que tu aies réussi à trouver ton équilibre. Et puis, les failles sont importantes, on dit que c’est par elles qu’entre la lumière :-) Des bises !

  4. Quel magnifique témoignage Lexie!
    Ce n’est pas inné pour tout le monde la maternité. J’ai beaucoup culpabilisé de cette peur d’être mère, mère d’un seul enfant. Mais tout comme toi, je suis tombée, j’ai pleuré et chaque jour je nous construis, avec lui. Nous avançons main dans la main et nous grandissons ensemble au gré des marées, des vents contraires et des journées merveilleusement ensoleillées.
    Un apprentissage de chaque instant.
    Merci pour ton partage.

    • Mère seule d’un seul enfant c’est difficile j’en suis certaine. Tous les choix que tu fais tu dois les faire seule, sans personne d’autre que toi pour en juger

  5. Magnifique témoignage ! et très émouvant… tu as beaucoup de talent pour poser les mots. C’est bon de te lire ! Merci :)

  6. Je connais ce que tu écris, ça m’est arrivée pour mon premier. Je regardais mon fils et me demandais souvent si j’étais obligé de le garder et qui pouvait bien être sa mère… J’ai été atrocement seule à cette période, murée dans mes questions. c’est des années plus tard que j’ai compris ce qui m’étais arrivé. J’ai eu peur que ça ne m’arrive pour ma fille mais ça n’a pas été le cas.

  7. Encore une fois Lexie , tu viens nous cueillir avec ton émotion et ta sincérité. … j’aurai pu écrire ces mots , mais je n’ai jamais trouvé le courage, par peur d’être incomprise. Merci à toi. Et bravo pour ton talent.
    Lauranne

  8. Un témoignage poignant qui montre que la maternité n’est pas si facile, pas si naturelle, même une deuxième ou une énième fois <3
    Tu le sais, j'ai moi aussi été bien bousculée en devenant mère : un ouragan qui continue en écho à me fragiliser par ci par là….
    Bravo pour tout ce rude travail de colmatage : tu peux être tellement fière de toi !

  9. moi même enceinte de mon deuxième bébé, pas forcément planifié si tôt après le premier, j’appréhende beaucoup son arrivée.. d’autant que je garde des souvenirs difficiles des premiers mois avec mon fils…et ton article fait bien écho avec mes peurs de revivre encore plus difficilement l’arrivée du deuxième.. Avez vous des conseils, des idées pour faire en sorte que cela se passe le mieux possible.. ?

    • Je pense qu’il faut se faire accompagner. Ça a été mon principal problème, j’ai refusé de me faire accompagner et j’ai mis longtemps à mettre des mots sur ce qui s’était passé . Pourtant la santé mentale est aussi importante que le reste. Avoir deux enfants est difficile pour la gymnastique du cerveau et on est pas obligé de vivre ça seule. Bon courage 😘

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