Avant que tout bascule

Il est 11h59. Dans une minute, tapante, précise et ferme, Maman franchira la porte de la salle à manger en portant un plat d’huîtres aussi grand que la commode de l’entrée. Au second battement de porte, Papa pénétrera à son tour, armé d’un tire-bouchon et de son meilleur blanc sec du moment. Il le débouchera. En videra quelques millilitres à peine dans mon verre. Il me demandera : « Alors? ». Et ce alors pèsera le poids de ses longues recherches un trimestre durant pour dénicher la bouteille, celle que nous aurons plaisir à déguster le 25 décembre, alors réunis tous ensemble autour de la grande table en bois de rose. C’est son cadeau, sa manière de nous dire « je vous aime assez pour arpenter trois mois durant les vignobles les plus courus du pays, et parfois aussi les moins connus, pour trouver le nectar qui embaumera nos papilles en ce jour précieux où nous sommes tous ensemble ». Une fois l’an, à peine.

Je vais tout gâcher.

Midi. L’horloge de l’entrée résonne à s’en faire péter les entrailles. Maman fait son entrée, Papa la suivant une seconde plus tard. A leur passage, la porte de la salle à manger laisse filer une odeur alléchante d’oignons confits et de miel. La scène est en place, le bal peut commencer.

« Vous voulez passer à table? », invite Maman.

Elle est magnifique. Sa robe rouge et virevoltante habille parfaitement son éternel hâle de fille du Sud. Pas une ride, à peine deux trois virgules et un point d’interrogation au creux du front sur son visage rieur. Le mien est son exact opposé : blanc et figé, comme pourvu d’un masque perpétuel. Il tombe chaque année, le 25 décembre, à 12 heures sonnantes, lorsque mes frères et moi nous retrouvons attablés devant la bonne chère. Qu’importe les soucis, il ne résiste jamais longtemps à la joie sans faille de mes proches.

Mais cette année, impossible de l’enlever.

Papa se presse à mes côtés, impatient. Sans même me demander mon avis, il me sert. Le liquide qui coule dans mon verre est brillant, d’un miel exquis. Il me le tend aussitôt, prêt à entendre le verdict. Pour cacher mon trouble, je prends mon temps, renifle l’odeur sucrée tintée de baies rouges. De baies rouges? Je suis étonnée. J’oublie un instant la déclaration que je m’apprête à faire et plonge mes lèvres entre les sillons d’or. Les baies sont là, tellement présentes en bouche que c’en est irréel.

« Papa, c’est fou, je… »

« Je sais, chérie, je sais… »

Il est fier de sa découverte, heureux de mes yeux qui roulent sous l’effet de la surprise. Déjà, il virevolte entre les sièges, servant mes frères et leurs compagnes, blaguant avec le plus grand des enfants, qui malgré ses 7 ans aimerait bien goûter ce drôle de liquide rendu envoûtant à force de briller.

Au bout de la table, Maman s’est assise. Elle est le chef de famille, celui qui nourrit ventres et coeurs. Le principe est officieux, la situation confirmée par l’habitude, mais aucun d’entre nous, à commencer par mon père, n’oserait remettre en cause la place qu’elle s’est attribuée. Elle va parler, nous souhaiter la bienvenue, nous dire encore une fois combien elle nous aime et à quel point nos présences sont précieuses en ce jour si heureux. Elle va nous demander « Et vous mes enfants, souhaitez-vous dire quelque chose? ».

Je racle ma gorge. Je ne suis pas prête. Je ne le serai jamais. Mais ce moment restera gravé dans ma mémoire et dans la leur, ce jour où, entre le vin et les huîtres, à deux pas du chapon arrosé de miel aux amandes, alors que le soleil de midi baignait la pièce de lumière, j’ai annoncé :

-J’ai rencontré enfin quelqu’un. Je l’aime d’un amour infini, d’un amour aussi scintillant que ce vin Papa, aussi tendre que ton chapon, Maman, aussi drôle que toi, mon petit Tom, lorsque l’on te chatouille et que tu ris aux éclats. Je l’aime plus que tout et nous allons nous marier. Elle s’appelle Elena. C’est une femme. Parce que j’aime les femmes. Ou plutôt, j’aime cette femme-là, passionnément.

Mon souffle s’est fait court alors je me suis tue. Le vin n’avait pas bougé, le chapon continuait sa lente cuisson et le tic-tac incessant de l’horloge de l’entrée n’avait pris aucun retard. Par dessus la nappe, mon frère Jérôme, mon jumeau, m’a adressé un sourire, aussitôt imité par notre aîné. Et puis Maman a tendu la main vers moi, pour tapoter la mienne.

– Nous le savons, ma chérie, nous le savons. Viendra-t-elle à Noël prochain?

Et derrière mon père qui criait « Fêtons ça alors! » en empoignant sa bouteille, Noël a repris sa valse lente, immuable, imperturbable. Et savoureux.

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Cette nouvelle a été écrite dans le cadre de ma nouvelle participation à l’atelier des Jolies Plumes. Le thème était :

« Décrivez un moment de la vie de votre personnage que ce soit quelque chose de routinier (à plus ou moins grande échelle – du petit-déjeuner au repas en famille) ou de plus exceptionnel voire même d’unique. Pour vous aider à rendre crédible votre texte faites appel aux cinq sens : décrivez ce que votre personnage voit, respire, touche, entend, ressent, pense, mange… « 

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D’autres nouvelles chez : (à venir)

-Lexie Swing-

4 réflexions sur “Avant que tout bascule

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