2000

J’ai choisi cette année au hasard, ne vous méprenez pas. Ou peut-être pas tout à fait, après tout. Je voulais penser à des souvenirs consistants, à des choses tangibles, et les années précédentes m’ont apparu soudain comme autant de coquilles insondables, sinon vides.

J’ai toujours eu très peu de souvenirs, comme si ma mémoire, incapable de conserver les instants dans leur intégralité, les décortiquait jusqu’à n’en garder qu’un morceau. Un souvenir de souvenir. Une odeur. La couleur d’un mur. La sensation d’un rebord de trottoir sous mes pieds habillés de ballerines. 

Je voulais penser à celle que j’étais avant. Une autre moi, pas adulte. Je voulais prendre du recul sur mon cheminement. 

2000 donc (2000 pourquoi pas). J’ai 14 ans. Je vis à Clermont-Ferrand, arrivée dans la Ville aux pierres sombres au tournant du siècle, en plein dans la tempête qui assaillit la France qui digérait à peine son chapon du réveillon. 

J’y suis depuis 8 mois, encore fragile d’un déménagement en cours d’année scolaire et de six mois dans un collège privé redoutable, sinon hors du temps. 

Je porte les cheveux mi-longs, comme ils l’ont toujours été, oscillant entre le carré et le long, tantôt l’un, jusqu’à l’autre, pour tout refaire couper et revenir six mois plus tard, en demandant « un carré mais où je peux les attacher svp ». 

Je suis vêtue de jeans et d’un t-shirt girafe, probablement acheté chez Pimkie, où je pleurerai bientôt de ne rentrer dans rien. J’ai un sac Eastpak bleu clair et un koala accroché au bout du zipper.

Le jour de la rentrée en seconde, dans un lycée public, les tables installées en U nous forcent à faire face à ceux qui nous accompagneront une année durant. Une première prise de contacts et un sourire auquel je réponds sans vraiment m’y attarder. Il n’a pas changé aujourd’hui, lorsque je le croise chaque matin au réveil. 

Le lycée n’éveille pas l’intérêt que j’ai perdu pour l’apprentissage à l’entrée de la troisième. D’excellente élève, je suis devenue médiocre. Et la seconde ne fera que renforcer cet état de fait. La seule matière qui trouvait grâce à mes yeux, le français, disparaît de mon radar lorsque nous commençons les études de textes rébarbatives, menées par des professeurs dépassés et las d’avoir tant répété. Celui que nous avons cette année là a non seulement perdu sa verve mais aussi ses nerfs, qu’il noie dans beaucoup trop d’alcool de bien trop bon matin. 

C’est l’année de « toutes ». De toutes les premières fois, des premières bandes de copains, des premières émancipations. À l’abri dans mon village, dans les rues tranquilles du quartier à l’américaine d’où nous repartirons bientôt, je construis une amitié solide avec une fille de la rue d’à côté rencontrée durant l’été. Elle deviendra cette amie-là, cette marraine-là, cette sœur-là, et cette championne-là aussi. 

C’est aussi l’année des premières disparitions. Des gens dont on apprend le départ par téléphone, ou sur un bout de trottoir, encore. Je découvrirai que je suis de celles que l’annonce d’une mort n’étouffe pas brutalement mais qui distille plutôt un poison lent, comme autant de réminiscences douloureuses. Et je m’endormirai encore, des années plus tard, avec la sensation que les disparus ne sont partis que dans mes rêves et que je vais les retrouver au matin. 

C’est l’année de la première pilule, Diane de son nom de scène, qui transformera la fille fluette en bonbonnière. Je découvre les difficultés du regard de soi, les magasins dans lesquels rien ne va, l’acceptation. Et je me souviendrai, longtemps après, au moment de rassurer quelqu’un d’autre, que quelques kilos ne changent le regard que de celui qui les porte, et guère de ceux qui le contemplent. 

J’en aurais pour preuve une liste bien trop longue d’amourettes, glissée dans un journal, à l’abri des regards. Bientôt perdue, rapidement oubliée. Et de tout ça et de tous ceux là, il ne me restera que des sensations, des rires et quelques larmes aussi. 

J’ai 14 ans. Je suis à l’aube de ma vie, presqu’encore dans les limbes. Je garderai de ces années l’impression de n’avoir pas commencé vraiment à vivre. Comme s’il s’agissait seulement d’un prequel, d’une autre histoire, du pilote d’une série à venir. 

Cette année-là sera pourtant déterminante. S’il devait y avoir une introduction ce serait celle-là. Les premières clopes, les premières cuites, les premières fois, les premières décisions, les premières hésitations.

Son regard, ses yeux de chat, son sourire amusé. Que je retrouve aujourd’hui dans le visage et les rires de mes enfants. 

Les amis, aussi, qui m’ont façonnée. Ces amis qui, d’une manière ou d’une autre, sont toujours présents aujourd’hui. Qu’ils soient ceux à qui je parle tous les jours ou ceux dont je n’observe la vie qu’à travers l’oeilleton des réseaux sociaux.

Je les aime infiniment, ils ont tant compté.

Je ne me souviens pas de tout, j’ai certainement occulté des moments. Le lycée en tant que formation est comme absent de ma mémoire, n’y tenant le rôle que d’incubateur de relations sociales.

D’autres choses me reviennent par vagues : le magasin Hallmark où l’on trouvait pertinent d’acheter nos cadeaux, le vin blanc aromatisé qu’on buvait « sur Trudaine » dans des troquets qui ont disparu aujourd’hui, l’aumônerie catholique où j’ai passé tant de temps alors même que je ne l’étais pas (catholique), ce prof de physique qui me trouvait amusante mais désespérante…

Nous sommes en 2000. J’ai 14 ans. Je suis si différente de celle que j’étais seulement quelques années auparavant, quand l’équitation et l’école étaient toute ma vie. Mais assez semblable finalement à celle que je serai plus tard. J’en suis l’aboutissement, l’addition des expériences à laquelle j’ai soustrait les prises de conscience et le recul. 
Plus altruiste, plus consciente du monde qui m’entoure. Moins naïve, moins nombriliste. Définitivement plus équilibrée. Mais certainement toujours aussi intense et un peu dingue. Here I am

Et vous, qui étiez-vous « avant »?

-Lexie Swing-

16 réflexions sur “2000

      • Tu avais seulement 3 ans de plus que moi lol! D’ailleurs ça m’a fait bizarre de réaliser que c’était il y a dix sept ans. Ça ne paraît pas si loin pourtant tu ne trouves pas ?

      • Oui! Dans ma tête c’était vraiment hier…
        Je ne sais même pas ce que j’ai fait de toutes ces années!
        Mais en 2000 on étais encore en francs quoi :)
        Et il y a 17 ans presque jour pour jour ma première nièce naissait, elle a maintenant l’âge que j’avais quand elle est née (et me dépasse de presque une tête) et ça donne le vertige!

  1. Ah, Pimkie… je ne rentrais même pas dans leur « 44 »!

    Je crois que ton 2000 serait mon 1996, une année qui a marqué le début de mon adolescence je crois. J’avais 13 ans. Tout pareil que toi, les même souvenirs un peu effacés maintenant. Sans avoir de gros traumatisme de ma période ado, je n’en ai pas non plus de très bons souvenirs. J’ai commencé à respirer après la seconde, et encore plus après le Bac!

  2. Excellent article, sublimement bien écrit. J’arrive à m’imager chaque situation que tu décris…
    Quant à ma réponse à ta question finale, je crois que c’est un livre entier qui viendra la faire :-) Mais une chose est sûre : j’étais totalement différente, et on n’aurait pas parié sur de longues années de vie devant moi à cette époque !

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