Nous sommes ceux qui sont partis

A sa tante, un soir de juillet, B. a reproché : « Pourquoi as-tu déménagé en France, pourquoi tu es partie alors que nous sommes tous ici? » L’incrédulité a vite laissé place à l’amusement : « Mais ce n’est pas moi, c’est vous qui êtes partis, a-t-elle expliqué. Vous viviez en France et vous êtes partis vivre au Canada. »

Nous sommes ceux qui sont partis. Et bien qu’elle n’ait jamais ignoré qu’elle était née en France, mon aînée n’avait jamais fait le lien du départ. Nous avions déménagé, nous avions tout quitté, pour nous établir ici. Il lui était impossible de mesurer le poids du départ, la richesse de nos espoirs, la valeur des souvenirs. Elle ne peut se rappeler des meubles laissés derrière, de sa première chambre dont nous n’avons emportée que des photos et quelques objets déco, de la maison en haut de la colline où nous vivions alors. Nous avons pris l’essentiel – nous trois et notre chien, des vêtements et quelques ustensiles. Les livres et les CD dorment encore dans les garages de nos parents, nos cadres les plus grands ont rejoint d’autres murs et les meubles ont été éparpillés dans les demeures familiales.

« Ce n’est pas juste!, a déclaré B. plus tard ce soir-là. J’aimais ça, moi, la France. Pourquoi vous m’avez fait partir? » Sans le savoir, elle a fait écho à une question qui nous revient souvent, au rythme des visites. La seule qui se soit jamais posée au sujet de notre expatriation.

Peut-on vivre loin des siens?

Je n’ai pas la réponse à cette question. Je l’ai posée, plusieurs fois. Mon compagnon aussi. On vit, oui, loin des siens. On pourrait vivre mieux, s’ils étaient présents. On vit simplement, finalement, ce qu’on appelle des compromis. Pour vivre ici, j’ai fait des compromis. J’ai accepté que nos si proches, soient loin. Parce que j’étais convaincue qu’une vie meilleure nous attendait ici.

Et ça n’a rien d’un Eldorado. Je ne vous parle pas d’idéaux. J’ai vécu cette vie-ci, immigrée au Canada depuis 5 ans. Je sais ce que j’y ai gagné, j’ai mesuré ce que j’y ai perdu. Pour être ici, nous nous sommes déracinés. Mais que dire de mes enfants? Où sont-elles leurs racines? Nous, première génération de notre immigration, nous sommes les voyageurs. Nous sommes, et serons toujours je crois, en transit. Nous sommes entre deux réalités, deux cultures, deux existences. Nous avons inventé notre quotidien, créé notre normalité. Mes filles, elles, sont d’ici. Cette culture est la leur. C’est la deuxième génération, celle qui s’enracine.

Il n’y a pas de lieu idéal, celui-là même où s’additionnent nos aspirations, nos espoirs et leur présence. Je regrette parfois une vie qui n’existe pas. Une vie où ils jouent entre cousins, où elles grandissent auprès de leurs grands-parents, où nous sommes entourés par la famille au quotidien. Mais une vie, aussi, où elles sont des filles libres, des femmes qui pourront s’accomplir. Où on les respecte, et où elles pourront traverser une ville entière sans se faire manquer de respect, parce qu’elles sont des femmes. Une vie où nous avons trouvé, professionnellement, notre place. Où nous avons acheté notre première maison. Une vie simple, entre grande ville et grands espaces.

Il n’y avait pas de gros lot à gagner, et nous savions les dés pipés. Nous avons choisi. Nous avons parié sur leur futur, et le nôtre. Nous sommes au bon endroit. Nous y sommes seuls, mais nous sommes au bon endroit. Ce sont nos coeurs, surtout, qui perçoivent l’impact de cette séparation. Le temps peut-être, amoindrira nos solitudes, à mesure que la branche canadienne fleurira.

Elles repartiront peut-être, ou partiront pour d’autres horizons. Je n’ai pas de doute que les générations à venir tiennent le Monde entre leurs mains. Notre traversée ne sera alors qu’une coudée, un noeud dans l’arbre généalogique. Que nous aurons dessiné nous-mêmes, à la sueur de nos fronts. Maîtres de nos destinées.

-Lexie Swing-

23 réflexions sur “Nous sommes ceux qui sont partis

  1. Même en France, quand j’étais enfant, mes parents sont partis  » à l’autre bout » – et je n’ai pas aimé du tout -( le climat n’était pas du tout le même – et puis dans l’autre sens.
    Le résultat, quand j’ai acquis  » mes quatre murs  » je m’y suis attachée :) j’avais ma sécurité – même si j’aime voyager.
    Peut-être tes proches en feront-ils autant ?
    amitiés – bel été

  2. « peut-on vivre loin des siens? » c’est la question que je me suis posée après un an passé au Canada et la possibilité d’y rester longtemps encore, et je suis revenue en France, parce que je ne me voyais pas avoir des enfants si loin de mes parents et de mes racines en général, parce que je n’ai pas fait le choix de leur donner une culture qui serait différente de la mienne même si la culture canadienne me plaisait énormément. Cette question je me la suis posée vraiment à tel point qu’une fois de retour en France j’ai hésité à retourner vivre au Canada, puis je suis restée…

  3. C’est une question que beaucoup de personnes se posent je pense Lexie.
    Si les circonstances avaient été différentes, je serai restée en Irlande. J’aimais cette ville, cette vie. Je m’y sentais bien. Aujourd’hui, je ne me verrais pas repartir de Paris. La proximité avec ma famille, d’autre amis, j’y

    • ai mes repères désormais…
      Et conscience, comme tu le dis, que nos enfants feront aussi leur chois à un instant donné, ici ou ailleurs. Rien n’est certain. Le tout est toujours d’être en accord avec soi même.

  4. oh cette question on se la pose beaucoup et elle est primordiale puisque c’est elle qui nous permet de rester ou de partir… en attendant nous sommes toujours au Canada, depuis 6 ans pour moi… et 16 ans pour l’homme.

  5. Peut-on vivre loin des siens… et peut-on vivre à côté des siens, aussi ! La question se pose souvent pour ceux qui partent vivre au bout du monde… On ne part pas par hasard vivre à plusieurs milliers de kilomètres de sa famille, je crois. En tout cas, tout cela c’est des choix, des compromis comme tu le dis, et au final c’est ça la vie ! Des bises

  6. J’ai tellement aimé ce texte et je m’y retrouve beaucoup car je me suis expatriée au Canada il y a 4 ans. Je comprends l’interrogation de tes filles, de tes proches mais en tant qu’expat, je comprends que vous soyez parti vu que j’ai fait la même chose. Ce n’est pas toujours facile mais le Canada ouvre tellement notre esprit sur une autre perspective, d’autres possibilités. En tout cas merci pour ce joli texte :)

Répondre à lexieswing Annuler la réponse.

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s