Comme un building

Montréal, vue de Longueuil./ Photo Alex Drainville

Montréal, vue de Longueuil./ Photo Alex Drainville


 

Samedi, je roulais seule vers Montréal. L’autoroute, la zone mi-industrielle à l’approche de Longueuil, et puis soudain le pont. Le pont et ses buildings majestueux qui se découpaient dans le crépuscule. Des buildings comme il en existe à New-York, Boston ou Toronto. Des buildings inexistants dans le monde d’où je viens. Je suis née dans une ville dont l’horizon se borne à la campagne et aux immeubles HLM. J’ai grandi dans plusieurs autres, villes moyennes où la ligne des toits culmine à cinq mètres, tout au plus. Ces buildings qui grandissent à mesure que je traverse le Saint-Laurent, c’est le Canada. L’Amérique. Celle que l’on fantasmait en regardant des séries télé.

Et tout à coup ça m’a happée. Vache ! L’ Amérique ! J’avais atterri là, à l’autre bout de l’Atlantique, et j’avais enfilé le costume de cette vie sans me poser de questions. J’ai acheté une maison et trouvé un boulot, j’y ai fait un enfant et payé mes impôts. Je me suis coulée dans les normes, j’ai appris le nom des institutions et suivi les élections. Je suis devenue schizophrène, le cul entre deux mondes et les pieds bien plantés. J’ai dit carte vitale, j’ai dit carte soleil, j’ai dit sécurité sociale parce que tout le monde comprenait. Je me suis excusée de ne pas connaître des expressions, j’ai applaudi lorsque nous partagions des impressions, soulagée de pouvoir penser que nous étions un peu pareils. Je me suis parfois retrouvée perdu devant l’implacable rejet de certains face au maudit français, et je me suis lancée passionnément dans des débats qui finissaient toujours par conclure que le Québec c’était mieux. Et c’était forcément mieux, puisque nous étions ici. J’en ai fait mon pays. J’ai tout pris, sans concession. J’ai pris les libertés, j’ai pris le bilinguisme et la défense farouche du français, j’ai pris les mots, j’ai pris le libéralisme, j’ai pris la gentillesse et l’affabilité, j’ai pris la chasse aux phoques et la production de chiots à outrance, j’ai pris les fourrures, j’ai pris la neige, j’ai pris la chaleur de l’été, j’ai pris le mois d’avril et ses pluies déprimantes, j’ai pris l’automne et ses couleurs chavirantes, j’ai pris la cabane à sucre et surtout la tarte qui va avec, j’ai pris les purées pour bébé poire-épinards et citrouille-framboise, j’ai pris les États-Unis et leur proximité, et les vacances dans « le Sud » pour se rappeler l’été. J’ai tout pris et j’en ai fait ma vie. J’ai critiqué ce qui était critiquable, j’ai louangé ce qui était appréciable. J’ai tout pris, c’est mon pays, mais je l’ai vu d’un œil neuf, de l’œil de ceux qui n’y ont pas grandi. J’ai la chance de la distance, d’être née ailleurs, d’avoir connu autre chose. J’ai la chance d’avoir fait la traversée, d’être une immigrée. J’y ai vu le poids de l’expérience, j’ai soupesé mes compétences. Et pour la première fois, en roulant vers les buildings, je me suis sentie presque, presque quand même, aussi grande qu’eux.

-Lexie Swing-

14 réflexions sur “Comme un building

  1. Super beau texte. J’admire cette force qu’il faut pour quitter son pays, quitter ses repères, sa famille, ses amis et tout reconstruire ailleurs. Ce n’est pas banal et pourtant grandement banalisé. Bienvenue à la maison ;-)

    • Merci Steph! Est-ce que ça a été compliqué de partager la vie au début (j’imagine que maintenant tu es habituée) de quelqu’un qui avait grandi dans un autre pays?

      • Non, jamais. Il y a eu, certes, de l’adaptation à faire, surtout au niveau de la communication, mais pas plus qu’avec un couple de même origine.

      • J’ai échoué mon intégration professionnelle ! Je ne peux pas exercer mon métier ici. Reprendre des études serait un trop gros sacrifice à bientôt 30 ans, et en étant maintenant maman. J’ai travaillé et je pourrais retrouver du travail ici, mais payée pas grand chose… Et sans que je ne sois épanouie :-/

      • En région parisienne. Je pense que la réadaptation sera peut être plus dure que l’arrivée ici. C’est toujours angoissant le changement… Mais après lorsqu’on a quitté la France il y a trois ans, c’était pour l’expérience, pas dans l’optique de venir définitivement.

  2. C’est drôle mais moi à chaque traversée de ce pont, je me dit « C’est vrai qu’on habite ici, Montréal, c’est maintenant notre vie… » et à chaque fois, je prend une photo (que je rate toujours d’ailleurs) ça désespère Thomas qui me dit d’admirer la vue plutôt que de faire une énième photo mais je voudrais tellement représenter la beauté de cette vue sur l’une de mes photos…

    • Ça fait généralement (;)) de belles photos, moi aussi j’aime beaucoup. On en avait pris dès la premiere fois où on était venu en vacances, c’était depuis le parc Jean Drapeau. J’ai oublié je crois comment c’était avant, je n’avais jamais vécu dans une aussi grande ville et même lorsque j’étais en quart de temps (lol) à Paris, je n’avais pas cette arrivée particulière dans la ville comme celle que tu as quand tu entres dans Montréal depuis la Rive-Sud.

  3. C’est vraiment bien dit, il y a un rythme dans le texte… on embarque avec toi, on fonce vers ces édifices déments, cette jungle un peu grise des fois, avec ses fenêtres dans lesquelles se reflètent d’autres édifices…

    Eh oui, tu as fait ta vie ailleurs, tu fais ta vie ailleurs, tout en était consciente d’où tu viens, et d’être aussi un pied ici et un autre là :-)

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