Peut-on abuser de son pouvoir de dénonciation ?

Dimanche matin, 8h30, j’embarque mon chien et je prends la route de la boulangerie. Celle-ci, entièrement vitrée, donne sur une petite terrasse qui surplombe la rue. Sitôt arrivée, j’attache la laisse de Poppy à la rambarde et passe la porte du magasin en faisant un petit signe de la main à la chienne qui me suit du regard. L’air est doux mais elle tremble, comme elle le fait toujours lorsque je la laisse pour quelques minutes devant la boulangerie, malgré les grimaces que je lui adresse derrière la vitre pour la faire patienter. C’est bientôt mon tour lorsqu’un homme sort avec sa poussette. L’imposant véhicule frôle Poppy qui recule davantage. Il la regarde, jette un œil vers la boulangerie, sort son téléphone, semble hésiter, rempoche son téléphone, abandonne la poussette et son occupant dehors (!) et rentre à grandes enjambées. « A qui est le chien dehors », demande-t-il d’une voix forte. Je quitte la file pour lui répondre, la vendeuse suspendant son geste entre le croissant et la chocolatine que je lui ai demandés. « Vous savez qu’il tremble ce chien ? Il a froid. » Je jette un œil à Poppy, dont la peau tressaute derrière la vitre ». « Oui elle tremble, mais non elle n’a pas froid. C’est un ancien chien errant et elle a peur lorsqu’il y a des voitures proches, des gens qui passent, surtout avec une poussette. Mais elle a l’habitude et je serai avec elle dans un instant. » Il pousse une sorte d’expiration bruyante d’assentiment agacé, tourne les talons puis se ravise. « Vous avez besoin que quelqu’un l’adopte ? Pour s’en occuper vraiment ?» Je fais un pas vers lui. «Vous n’avez pas compris : c’est mon chien. Mon chien à moi. Et il n’est pas à adopter.» Et puis je glisse, pour ne pas effrayer son sens du devoir : «Mais merci d’avoir demandé, vous avez raison, on ne sait jamais.»

Cette sortie du dimanche, moment agréable où je prévoyais ramener le petit déjeuner à ma famille après une marche avec mon chien, se transforme en une torture mentale. Pourquoi moi ? Qui est cet homme ? S’apprêtait-il à nous jeter en pâture la chienne et moi sur le Spotted local ? Déjà se profile l’inquiétude de me sentir surveillée et la possibilité que je ne vienne plus seule à la boulangerie avec ma chienne.

Je suis de ceux qui pensent qu’il faut dire les choses. Combien sommes-nous à avoir regretté de n’avoir rien dit, de ne pas nous être arrêtés, d’avoir fermé les yeux ? Je lis les faits-divers et dans ma tête je persifle : pourquoi personne n’a rien fait ? De ce côté-ci du miroir, il n’y a pas de zones grises, tout n’est que vérité et évidence. On est bon ou méchant, il n’y a pas d’entre deux. Rarement, dans l’après me-too, me suis-je demandée si les accusations portées étaient faciles, si les mots pourraient parfois être pesés, si la réalité était aussi simple que la centaine de caractères autorisée par les réseaux sociaux le laissait penser.

Récemment, au Canada, une femme a été condamnée pour dénonciation calomnieuse ayant entraîné des dommages importants pour la victime. Fière partisane de la défense des causes type me-too, elle avait repartagé les accusations de harcèlement et agressions portées à l’endroit d’un DJ de son coin. Lorsque les accusations avaient été retirées et qu’il avait été démontré qu’il y avait erreur sur la personne, elle avait persisté à relayer les premières infos d’accusation. Pire, elle avait contacté les différents lieux qui l’employaient contractuellement, les amenant un à un à rompre leurs ententes et à ne plus l’embaucher. Dans son esprit, un doute subsistait et justifiait qu’elle maintienne son jugement à son égard et le traitement qu’elle lui réservait.

C’est difficile, dans le monde d’aujourd’hui, de savoir quelle posture adopter. Il n’y a pas de place pour l’entre deux et vouloir adopter une position de conciliation est déjà être du côté des méchants, des fautifs. Les courants détournés de l’éducation bienveillante en sont l’un des exemples marquants : il n’y a guère de place à l’errance dans le monde parental actuel. On cloue au pilori le parent épuisé qui ose hausser le ton, on jette en pâture des mères qui se demandent si c’était vraiment ce qu’elles voulaient, cette maternité. La parentalité est pourtant la réalité dans laquelle il existe le moins de certitudes. Ce qui est vrai un instant ne l’est plus la minute suivante. Ce qui fonctionne avec un enfant n’a aucun effet sur son cadet. Ce qui nous comble nous épuise tout à la fois.

On perd, dans ce nouveau monde qui se construit, notre lien aux autres. Ce lien qui nous ouvre les yeux sur les histoires, sur les contextes, sur les spécificités et les dissemblances. On s’isole dans nos tours d’ivoire en écrivant des histoires au Je qui font fi du Nous. Le Nous se perd, au profit d’un Vous que l’on toise, persuadé de tout savoir, puisque voir c’est déjà posséder une forme de vérité. Mais quelle est la vérité, dans les accusations que nous portons ? Possédons-nous toutes les clés ? Et devons-nous pour autant freiner nos ardeurs ? Pouvons-nous faire fi des dissonances d’une histoire au bénéfice d’une réalité commune que l’on rêve de faire évoluer ? Peut-on faire justice soi-même ?

Je n’ai pas la réponse. C’est un chemin aussi étroit que sinueux. Et à la fin, il y a presque toujours quelqu’un qui tombe.

-Lexie Swing-

2 réflexions sur “Peut-on abuser de son pouvoir de dénonciation ?

  1. Un texte très juste riche de réflexions intéressantes et de questions en suspens. Parce que comme tu le dis il n’y a pas de vérité absolue.

    C’est de plus en plus difficile je trouve de savoir quoi dire, quand le dire, quand lâcher, quand aller plus loin. Il y a toujours le risque de trop en faire au détriment des uns et des autres. Et puis parfois nous faisons fausse route, nous portons nos convictions comme des étendards, prêts à en découdre avec le monde.

    La ligne sur laquelle nous évoluons est fragile.

    Belle journée Lexie et merci. J’espère toutefois que tu pourras retourner à la boulanferie en toute tranquillité ;)

    • Nous portons nos convictions comme étendards, c’est exactement ça. Des étendards qui parfois nous bloquent la vue et nous empêchent de discerner la réalité telle qu’elle est. Bonne journée Marie ❤️

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