En un instant à peine

Il aura suffi d’un trait de couleur dans un carré parfait. Des secrets que l’on chuchote, des petits messages précieux, des paquets de café au statut annonciateur. On va être mère, père, grands-parents, tatie, tonton, on se choisit les noms d’une identité future comme si l’on avait attendu que ça toute sa vie. Et l’on devient autre, on se renouvelle, on fait peau neuve, peau à peau avec un tout petit, si petit que le pyjama flotte sur lui. Mais si grand déjà que jamais on ne croirait qu’il y a deux minutes à peine il était là, sous la peau distendue d’un ventre vide. Vide de lui mais plein d’angoisse. Car la peur vient avec l’enfant. La peur pour lui, d’un monde chaotique qui ne suspend rien, ni son temps ni son vol. La peur de nous, de ne pas être assez, de parfois être trop, de ne pas être d’accord, raccord, de sacrifier ce que nous étions sur l’autel étroit de la parentalité qui ne laisse guère de place au reste, à l’individualité, à l’amour vif, à l’amour chair qui nous était si cher il y a un instant à peine. On occupe nos nuits à retenir notre souffle, priant pour que jamais le sien ne cesse. On occupe nos jours à supplier qu’il dorme, rêvant que le sommeil nous emporte à notre tour. On fait nôtre un monde de layettes, qui peuple tout, nos écrans, nos recherches, nos conversations sans fin, ivres de cet amour sans nul autre pareil. Puis un jour, le berceau devient trop petit, et les marches menaçantes, et la vie prend un nouveau tour, et les jours une autre couleur. Et bientôt on oublie, les bodys, les biberons, les petits corps assoupis sur le canapé du salon. On livre d’autres batailles et on découvre de nouveaux sursauts d’amour. Un matin on ouvre les yeux, et le temps a passé, et les nuits ont fini par donner à nos heures un sommeil apaisé. Et derrière la porte qui jouxte la nôtre, le corps étendu d’un enfant dont les jambes sont si longues qu’elles chatouillent le bout du lit. L’angoisse est toujours là et le monde tout aussi chaotique, mais l’enfant qui l’habite le parcourt désormais, avide et déterminé. Il marche et court et danse et parle. Il parle de tout, il parle sans cesse. Il raconte une histoire, la sienne, la nôtre. Celle d’une marque de couleur au milieu d’un carré blanc, d’une exclamation, d’un amour sans faille et d’un bonheur sans fin.

-Lexie Swing-

Credit montage : Lexie Swing

5 réflexions sur “En un instant à peine

  1. Ce texte est magnifique, plein de vérité et de sincérité. En un instant à peine, alors que ce sont les années qui ont défilé.

    • Ça paraît si loin et si proche à la fois. Je me souviens avec beaucoup de précision de certains moments, d’une anecdote, et en même temps quand je la (les) vois j’ai l’impression étourdissante d’avoir vécu mille vies avec elles.

  2. Le temps se tord et se distend, certains moments semblent sans fin (ah, le manque de sommeil…) et pourtant les mois et les années passent en un clin d’oeil. Le temps passe, le bébé grandit et se transforme, et c’est à chaque fois je trouve une drôle de sensation, entre la joie de le voir grandir et le deuil de voir disparaître le bébé / l’enfant plus jeune… Quelle expérience en tout cas ! Exigeante, mais passionnante et superbe…

    Aurélie.

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