
Les joues sont encore rondes et les voix haut perchées; les ongles noirs de terre courent le long des murets, à la recherche des petits riens, des trésors dissimulés et des lézards véloces abrités sous les pierres. Les genoux amochés provoquent encore des pleurs, et les nuits trop noires leur petit lot de terreurs.
Mais par-delà les rondeurs, à l’horizon des certitudes, un autre âge prend son envol. Soudain, dans ma cuisine, une main agile fait la vaisselle, tandis qu’une autre mesure et soupèse, multipliant de tête et soustrayant au besoin. Soudain, dans ma voiture, une voix m’indique le Nord, quand l’autre calcule les minutes qui nous séparent de la destination. Soudain, dans mon salon, un esprit affûté décrit les mécanismes météorologiques quand, à ses côtés, une âme d’artiste peint et dépeint l’orage en demi-tons.
Les bébés ont grandi, se déplacent en catimini dimanche venu, se félicitent qu’il soit 8h à l’horloge du grand four. Chut, ne les réveille pas, chut je te dis, c’est toi qui fais du bruit à dire chut, viens on va en bas, c’est quoi le code de l’ordinateur, on avait dit que je choisissais le premier épisode, t’as fait quoi de la télécommande. Les bébés ont grandi, ils marchent sur leurs deux pieds, interpellent, interrogent, demandent à la dame deux croissants s’il vous plait, ça fait combien ça, dis est-ce qu’on a assez ? Les bébés ont grandi, ils ont appris qu’ils étaient une unité, et non un tout indivisible, une peau commune avec la nôtre. Ils pensent et rétorquent, ils savent, parfois mieux que nous. Ils s’entêtent, refusent de croire, dis donc Saint Thomas, c’est pas ton père, dis-moi. Les bébés ont grandi, ils sont encore dans le nid, mais leur regard se porte désormais par-delà les branches, à l’intersection des possibles.
Je n’ai rien vu venir. Je la portais sur mon dos, assise sur un muret, je l’enjoignais de grimper, et avec précaution je refermais sur son corps gigotant la protection de toile. Je la félicitais, tu es grande, lui disais-je. Elle était si petite alors, ses mollets moelleux refermés sur mes hanches. Ensemble, nous bravions le soleil, et les tempêtes de neige, remontant la rue par tout temps. Je suis bien en peine désormais de la jucher sur mon dos. Son corps est resté léger mais ses jambes de serin m’enserrent jusqu’aux genoux. Elle était grande lui disais-je, mais si petite à la fois, elle n’était pas encore une grande soeur, elle n’était pas encore à l’aube de l’adolescence.
Je ne l’ai pas vue grandir. Elle souriait à la volée, tournant sa tête pour trouver la musique, cherchant des yeux la nouvelle image. Elle galopait sur le parquet neuf, elle nourrissait le chien à grandes poignées de croquettes, indifférente aux coups de langues sur son nez retroussé. Je lui disais pas si vite, descends d’ici, dors veux-tu, je suis là, je veille sur toi. Elle a couru plus vite, elle a grimpé plus haut, elle n’a jamais vraiment dormi. Elle a eu l’âge où l’on s’extasie enfin. Qu’elle aille si vite, si haut, si loin. L’âge où elle devrait dormir mais toujours pas vraiment, l’âge où je l’entends et où elle m’accueille d’une voix ensommeillée et me dit « va te recoucher Maman ne t’inquiète pas, je sais que tu es fatiguée ». Elle était minuscule, dans ses combinaisons d’été que j’ai égarée, ses petites jambes maigrelettes qui cherchaient le soleil. Elle est faite si forte désormais, si présente, si solaire.
Dans mes souvenirs, il n’y a pas de progression. Le train était en gare d’Ostend et nous sommes rendus à Stuttgart, en voie express direction l’Orient. Je n’ai rien vu passer, je me suis endormie en route, quand je me suis réveillée, les bébés étaient partis. Je les ai cherchés, dans leurs voix moqueuses et leurs pitreries, dans leur éloquence et leurs descriptions soignées, dans leurs dessins poétiques et leurs petits mots envolés.
Et puis un soir, alors que le crépuscule engloutissait la cabine et qu’un film jouait sur l’écran fatigué; un soir deux têtes se sont appuyées sur mes épaules, deux têtes aux cheveux longs et au parfum d’enfance. Des cils courbés ont chatouillé ma peau, un nez mutin s’est enfoui dans ma clavicule, et quand mes bras ont enserré les corps chauds, je me suis souvenue. Des étapes, des danses, des cris, des nuits, des matins, des repas, des devoirs, des apprentissages, du chemin. Je me suis souvenue du chemin. De la route, des moments de joie, de la torpeur, de l’abattement, du désespoir, des lueurs d’espoir, des mains tendues, des premières fois où elles nous ont regardé bien en face, pour nous dire pardon, pour dire je t’excuse, pour dire qu’elles comprenaient, pour dire merci. Pour dire qu’elles ne voudraient pas d’autres parents que nous. Je n’avais pas oublié. Et je n’ai rien regretté.
-Lexie Swing-
Crédit photo : Andrew Apperley